Fyctia
8.2. Un garçon pour un autre
De nos jours, Bangkok
Son crâne bourdonnait. Il était emmuré en lui-même ; déshydraté, épuisé, absent. Près de lui, il distinguait le vampire aux extrémités crochues, le loup-garou qui l'avait assommé plusieurs heures – jours ? – plus tôt, et celui qu'il devait désormais nommer honteusement son sauveur. Mais son vampire se trouvait en bien mauvaise posture, captif d'une armée dénuée de pitié. Plus étonnant, la présence de Kao à ses côtés.
En l'espace de quelques semaines, son existence désespérément tranquille avait été broyée ; un morceau de papier déchiqueté puis jeté aux ordures. Plus rien ne serait jamais pareil. Il regrettait d'avoir cédé à l'attirance des ténèbres. Échapperait-il à la mort, cette fois encore ? Il imaginait déjà la une du quotidien anti-vampires de la région :
« Les attraits du monde noctambule ont fait une nouvelle victime. Le corps sans vie d'un humain de vingt et un ans a été retrouvé la nuit dernière, vidé de son sang, dans une usine désaffectée en périphérie de Bangkok. Une énième preuve dramatique de la malfaisante influence que les vampires exercent sur nos jeunes. »
Amnuay, Giles et Lamaï le pleureraient. Qui d'autre ? Il n'avait encore rien accompli dans cette vie, et voilà qu'elle lui était brusquement dérobée ? Quant à Chayan... Secrètement, il aurait aimé approfondir ce lien singulier à peine esquissé entre eux.
Des fragments de voix s'élevèrent, assourdis par le tempétueux afflux sanguin battant à ses tempes. Il était encore lourdement étourdi par les évènements.
Varney le fixait avec une résolution sans faille, celle de le tuer, de les tuer tous.
Suni avait cru défaillir de dégoût lorsque la langue de serpent avait épousé sa peau. L'attouchement n'avait pas cessé ici. La griffe affutée comme une flèche n'avait rien de semblable aux crocs presque tendres de Chayan. Il était encore éprouvé par cette douloureuse invasion. À travers un brouillard de larmes, la vision de la main décharnée s'imposait à lui, ainsi qu'une image d'une horreur innommable ; les restes d'un buveur de sang rongé jusqu'à l'os.
Il n'arrivait pas à admettre que son sang – un poison délétère ? – était à l'origine d'une telle atrocité. Il y avait forcément une explication. Il tachait de reprendre conscience, nageant péniblement jusqu'à la surface. Autour de lui, un brouhaha furieux de cris et de corps à corps régnait. Tout se précipita. Le temps s'étrécit comme une tête d'épingle et il revint au présent. Son ouïe récupéra en acuité.
Chayan et Kao profitaient de l'agitation générale pour se libérer, chargeant les hommes de Varney. La composition figée du cercle de soldats fut bouleversée, à l'instar d'un amas de billes dispersées par une queue de billard. Suni n'eut pas le temps de lire la situation que ses liens étaient déjà dénoués.
Le visage de Kao remplit son champ de vision. Qui aurait cru que le premier prédateur à mettre sa vie en danger l'empêcherait d'embrasser la mort ?
— Active-toi. Je dois aider Chayan.
Il le suivit dans un état second, les jambes tremblantes. Un ennemi s'approcha, mais Kao lui décocha un coup de poing magistral.
— Attends dehors, vite, ordonna ce dernier.
Il fut interdit un court moment par l'étrangeté de ce combat déloyal : le duo se battait comme de beaux diables contre les terminators aux canines aiguisées. Affaibli, Varney peinait à suivre la cadence. Les autres, déstabilisés par la mort aussi affreuse que soudaine de leur comparse, étaient tout aussi désorientés. Kao brandit un poignard en argent, arme mortelle qui pénétra de nombreux abdomens sans la moindre résistance.
Avant de se faufiler sous le rideau métallique, Suni intercepta le regard conquérant de Chayan. Lui et Kao s'en sortiraient-ils ? À l'extérieur, dans la nuit pâle de l'aube, il attendit. Longtemps. Chaque minute s'accompagnait d'un choc dans le ventre. À son grand soulagement, les frères réapparurent, le visage crispé et maculé de sang, tels deux guerriers barbares d'un autre siècle. Chayan pressa fortement l'épaule de Suni et le poussa en avant.
— Tirons-nous d'ici !
***
Installé dans le canapé du manoir Ahunai, Suni tremblait encore. En état de catatonie, il était prostré dans un monde intérieur peuplé de dévoreurs de raison. Des voix lui parvenaient en écho lointain.
— Quand je pense que j'ai failli y passer, ici même, sur ce canapé ! se plaignait Kao.
— Ça t'aurait appris à ne plus mordre sans consentement !
— Je te rappelle que je serais mort, à l'heure qu'il est... espèce d'ingrat !
— Une bonne chose que Suni t'ait mis un coup dans les parties, alors, envoya Chayan.
— J'admets que c'était préférable. Par contre, il y a une chose que je ne comprends pas. Tu t'es nourri de lui, pas vrai ?
Chayan acquiesça tout en couvant Suni d'un regard à la fois perplexe et soucieux.
— Pourtant, tu es encore en un seul morceau, comment se fait-il ?
— Je n'en ai pas la moindre idée.
Les deux frères méditaient sur cette épineuse question, tandis que Suni tentait de se rattraper au fil de sa conscience éparpillée.
Chayan lui tendit un verre d'eau, inquiet.
— Hé... Est-ce que ça va ?
— Je crois qu'il est sous le choc, répondit Kao pour lui. On devrait peut-être contacter l'un de ses proches ?
Le vampire considéra un instant la suggestion de son frère, avant de s'agenouiller devant Suni.
— Suni... parle-moi.
Le jeune homme sentit une main se poser sur sa joue. Contact doux et frais, tissant un pont entre lui et la réalité ; une bouée de sauvetage le ramenant à l'air libre. Il releva la tête et accrocha des yeux hypnotisants. Tout demeurait brumeux autour de lui, à l'exception de ce visage grave. La voix de son protecteur gagna peu à peu en clarté, écartant le voile de son esprit confus.
— Tu es en sécurité, ici. Je veille sur toi, d'accord ? Dis-moi simplement si tu as besoin que j'appelle quelqu'un ?
Suni reprit pied dans le monde présent ; le salon retrouva ses couleurs ocre et chaleureuses, le bruissement de son crâne se dissipa. Deux visages le toisaient avec curiosité, comme s'il était une bien étrange créature. Ce qu'il était, n'est-ce pas ? Son sang avait tout de même transformé un vampire en tas de cendres...
— Qui suis-je ? ne put-il que murmurer.
— Pas l'humain faible que je croyais, en tous cas, dit Chayan, un doux sourire sur les lèvres.
— Plutôt un petit emmerdeur qui aurait pu causer ma perte ! accusa Kao.
— Kao ! La ferme.
— Quoi ? C'est vrai. Tu sais que ma canine est un peu ébréchée, d'ailleurs. Je sais d'où ça vient, maintenant.
Chayan n'eut qu'à le menacer d'un œil meurtrier pour que son cadet ravale son venin, ployant sous son autorité naturelle.
— Est-ce qu'ils ne vont pas venir ici ? appréhenda Suni.
— Non, pas encore. Varney est affaibli. Sa bande de guignols ne va pas se relever de sitôt, et c'est quelqu'un de très méthodique. Il a certainement besoin de se préparer avant... avant...
— De se lancer à tes trousses pour se venger, termina Kao.
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Sandie A
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Mary Lev
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Siha
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