MIMYGEIGNARDE Old Souls 8.1. Un garçon pour un autre

8.1. Un garçon pour un autre


Baie de Tonsai, province de Krabi, 1852


Où pouvait bien se cacher Kao ? Chayan ressentait, au fond de ses tripes, que cette canaille était bien vivante, quelque part. Son cadet et lui avaient toujours été si étroitement liés. S'il était mort, Chayan le saurait. La bête l'avait-elle emporté avec elle ? Mais pourquoi l'avoir laissé, lui ? Et surtout, pourquoi l'avoir épargné ? 


Il progressait lentement, perdu dans une errance chaotique et sans fin, torturé de questions sans réponses. Enveloppé d'une lourde cape sombre afin de dissimuler son identité, il se laissait guider par son instinct. Il cheminait vers la mer, en direction de la province de Krabi. Kao avait toujours rêvé de voir l'océan... Peut-être y avait-il trouvé refuge. 


C'est la nuit qu'il avançait avec le plus d'aisance. Le jour, il se reposait dans des auberges ou alors s'enterrait dans des forêts touffues, à l'ombre des arbres. Il se nourrissait de petits animaux sauvages quand cela était possible, mais avait dû apprendre à supporter la famine. Une seule idée fixe le portait : retrouver son frère coûte que coûte et faire payer le monstre qui avait réduit leur vie en cendres.


Muni d'un portrait de Kao usé par les intempéries, il interrogeait les villageois, les fermiers et les taverniers qu'il croisait, mais aucun d'eux ne lui insuffla jamais le moindre espoir. Au terme de plusieurs semaines – ou de plusieurs mois – il ne pouvait le dire avec certitude, il affleura enfin les côtes de Tonsai, un petit village peu habité et rustique où régnait une profonde pauvreté. La seule richesse de cet endroit morne et désolé demeurait du côté de la baie ; une langue d'eau d'un bleu céruléen charmait les yeux des visiteurs. Affaibli par le voyage et la rigueur du climat, Chayan décida de camper ici. Il vécut des jours dans un cabanon abandonné et dépourvu d'eau chaude, sur la berge. Alité sur une couchette de fortune, soûlé par le murmure lancinant du vent et des vagues, il attendait la mort. Mais la mort ne le faucherait jamais, c'était là sa plus grande tragédie.


Kao, où es-tu ?


La nuit, il s'engouffrait dans les tavernes du village pour tromper l'ennui, de plus en plus résigné ; ses recherches ne le menaient nulle part. Il se mêlait aux habitants, tendant une oreille attentive aux ragots. On ne lui refusait ni le gîte ni le couvert tant que sa bourse fût pleine, en revanche on le toisait d'un œil curieux. Les Thaïlandais étaient réputés hospitaliers, mais la misère aiguisait la méfiance.


— Vous avez entendu cette histoire ? demanda l'un des hommes du village, un énième soir où Chayan achevait le temps, affalé au comptoir. 


L'espoir de retrouver son frère s'amenuisait de jour en jour.


— De quoi tu parles ?

— J'ai entendu... Vous allez me prendre pour un fou.

— Raconte toujours, c'est qu'on est habitué à tes sornettes de bonne femme, railla son interlocuteur. 


L'homme se renfrogna, mais poursuivit son récit. Chayan écoutait d'une oreille discrète, le nez plongé dans le liquide brun de sa bière qu'il faisait mine de siroter.


— Vous savez, les petites qui se sont volatilisées ?


Ces dernières semaines, plusieurs jeunes femmes du village avaient disparu sans laisser de trace. Les villageois soupçonnaient un phi – un mauvais esprit – de faucher les âmes pures pour le compte d'un démon.


— Ouai, et donc ?

— Il paraît que l'une d'elles, la petite du boucher, est rentrée chez ses parents. Ils ont été retrouvés gisant dans leur sang. Elle les avait dévorés !

— Qu'est-ce que tu racontes ? Depuis quand les victimes des Phi reviennent s'en prendre à leurs proches et se livrent au cannibalisme ?

— On entend des histoires de plus en plus étranges en ce moment, mon cousin de la ville m'a rapporté des événements similaires... Qui t'a raconté ça ? s'enquit un autre.

— C'est le voisin qui les a trouvés. Il a vu la petite s'enfuir, la bouche couverte de sang... Et les victimes présentent des traces de morsures inhabituelles d'après le médecin de famille.


Chayan pressait sa choppe de bière, s'efforçant de ne pas la faire éclater. Cette histoire résonnait trop précisément en lui. Le villageois n'était peut-être pas si fou que cela... Il se leva d'un bond et se dirigea vers lui, déterminé.


— Où cette fille est-elle partie ?


Tous les regards convergèrent en sa direction, perplexes. C'était la première fois que le mystérieux inconnu s'adressait à eux. Le groupe d'hommes l'avait toujours pensé muet.


— En quoi ça t'intéresse, l'étranger ? cracha l'un d'eux avec un mépris manifeste.


Les habitants de la capitale étaient mal considérés, accusés d'accaparer les richesses du pays. Les mains douces de Chayan, attestant de sa noble lignée, ne l'aidaient pas à s'intégrer parmi eux.


— Je ne m'adresse pas à toi, trancha Chayan avant de se tourner vers l'apprenti conteur : toi, dis-moi où elle est allée.

— Heu... Le vieux bougre m'a dit qu'elle avait filé tout droit vers la forêt... en direction du Wat Tham Seua.

— Cette vieille ruine ? rebondit un quidam.

— Ça doit être envahi de Phi...


Chayan ne s'attarda pas auprès de ces drôles d'oiseaux. Il quitta l'auberge d'un pas urgent, bien décidé à suivre la piste du sang.


Les lieux étaient déserts. Ici, point de fête au village ni de rassemblements conviviaux entre voisins. Seule une lugubre et glaciale brise marine tenait lieu de compagne. Au bout de trente minutes de marche dans les venelles tortueuses de Tonsai, Chayan s'enfonça dans la forêt. La pointe du Wat Tham Seua perça d'entre une végétation luxuriante, composée d'un enchevêtrement de manguiers et d'arbres de pluie. Un empilement de pierres de grès rouge, témoignant de l'importante influence Khmer de la région, s'élevait des branchages. Les sculptures de Bouddhas en méditation qui dominaient la bâtisse lui conféraient une inquiétante aura mystique.


Ce temple abandonné était à la fois majestueux et sinistre. 


Chayan écarta le fin rideau des hautes branches, puis pénétra les lieux. À l'intérieur, un grand hall vide l'accueillit. Au sol, un carrelage ivoire marbré d'éclats de bronze. Des dorures estompées par le temps ornaient les murs de leurs serpentines arabesques. Aux quatre coins, une sculpture à l'effigie de Bouddha trônait, semblant veiller sur ces vestiges endormis. Des plantes grimpantes envahissaient chaque recoin, tel un nouvel écosystème forgé de la création humaine et de la nature sauvage. 


Au centre, un immense caveau funéraire. Chayan avança à foulée lente, avec prudence. Ses pas résonnaient dans ce silence caverneux. Il s'arrêta net devant la tombe, puis se pencha. Ce qu'il vit lui coupa le souffle.


Au milieu de la sépulture, quatre corps emmêlés en tenue d'Adam. Trois jeunes femmes, et, au milieu, un homme. Du sang d'un pourpre brillant s'étalait sur leur peau d'albâtre.


— Kao ? chuchota Chayan.

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7 commentaires

Sandie A

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Il y a un an

Comme Eva,j'adore les chapitres historiques. Trés belle et horrifique image finale (j'allais écrire " plan " comme s'il s'agissait d'un film).

MIMYGEIGNARDE

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Il y a un an

Oh merci ! J'avoue que j'écris d'une manière assez naturellement "cinématographique" donc ça me plait cette remarque : )

Eva Boh

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Il y a un an

Ce passage est tellement visuel que je comprends l’idée !

Eva Boh

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Il y a un an

J’aime toujours autant ces chapitres historiques. Je pensais que l’inconnu avait tué leur père, mais cette histoire me fait à présent me demander si Kao ne serait pas responsable de sa mort…

MIMYGEIGNARDE

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Il y a un an

Oh intéressant...

Siha

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Il y a un an

C’est tout de même génial de voir ce flashback, j’adore en apprendre plus sur leur passé.

MIMYGEIGNARDE

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Il y a un an

Désolée, vous n'avez pas la suite directe à cause de ce flashback et de la longueur très limitée des chapitres 😬
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