Fyctia
7.2. Confrontation
— Que veux-tu dire ?
Il ne laissa rien transparaître de son humeur, conservant un visage impassible, mais des sentiments dérangeants et puissants s'agitaient en souterrain, près de le déborder.
— Chaque fois qu'il est dans les parages, une divine odeur de pain de miel caresse mes narines. Tu sais, comme ces douceurs de notre enfance, expliqua Kao, songeur.
Chayan retint les mots qui lui brûlaient les lèvres. Il préférait ne pas discuter des particularités de Suni avec son frère, il ne plaçait en lui aucune confiance. Il devait pourtant admettre que cette information était déroutante, cruciale. Son esprit fourmillait de questions.
Qui es-tu, Suni ?
— Au fait, reprit Kao, mettant fin prématurément à ses réflexions, Hmapa est venu me trouver. Il pense que tu as balancé Varney.
— Inepties.
— Il soutient que si tu t'en es sorti, c'est que tu as livré des informations à la milice.
— Je t'ai déjà expliqué. Nos ravisseurs se sont fait attaquer, ce qui nous a offert une fenêtre de tir. Point.
— Étrange coïncidence.
— Tu sais bien que ce genre d'assauts est monnaie courante. Varney n'a qu'à visiter leur planque.
— T'es sûr que tu as tenu ta langue ? Peut-être que tu voulais sauver ton petit chaton ?
— Ne l'appelle pas comme ça.
— Avoue qu'il a l'air d'un adorable chaton, surtout quand il fait mine de se mettre en colère ? le provoqua Kao.
Chayan se raidit davantage, sa patience mise à rude épreuve par les allusions incessantes de ce crétin.
— Je te défends de...
— Quoi ? On est jaloux ?
— Ferme-la ! s'emporta Chayan, qui commençait sérieusement à perdre son sang froid. Et estime-toi heureux que je ne t'ai pas étripé vu la merde noire dans laquelle tu m'as mis. Arrête de rendre des services à ce Varney, il n'en ressortira rien de bon.
— Rien de bon ? Tu plaisantes ! Je dispose d'un buffet humain gratuit et à volonté, je n'ai qu'à me servir.
— Tu ne t'es jamais demandé comment Varney t'avait placé à la tête du conservatoire ?
Kao haussa les épaules, aussi insouciant qu'un jeune écervelé.
— Je m'en fiche pas mal. Tant que ça me profite.
— Méfie-toi.
— Toi, méfie-toi. Varney t'a dans le collimateur !
— Je ne le crains pas. Prends garde aux milices humaines, en revanche. Ils te cherchent, Varney et toi.
— Qu'ils viennent, je n'en ai cure.
Les frères retournèrent à leur lecture. La mélodie du tourne-disque et le crépitement de la cheminée adoucissaient le silence épineux. Pour Kao, Suni sentait le pain de miel. Pour lui, le jasmin. Chayan ne parvenait à détourner ses pensées de cette fascinante singularité. L'humain constituait une énigme à lui seul.
Que faisait Suni, ce soir ? Rêvait-il de lui ?
— Viens à la dernière de l'année. Tu le verras danser, tu ne seras pas déçu, susurra Kao d'un ton mielleux.
— Ça ne m'intéresse pas, mentit Chayan.
***
Il rentrait tout juste de la représentation, si distrait qu'il ne fut même pas incommodé par le caquetage des danseurs qui folâtraient avec son cadet, entremêlés dans une orgie à même le tapis du salon. Il se dirigea vers le jardin pour s'en remettre au ciel étoilé.
Sur scène, quelques heures plus tôt, il avait admiré une autre étoile... Suni était merveilleux. La grâce d'un cygne, la précision d'une biche, la puissance d'un majestueux félin. Le danseur était habité d'une passion touchant au sublime.
Chayan ne sentait plus son cœur battre, glacé une première fois par sa transformation, puis, symboliquement, lors de la malédiction d'Ursula. Ce soir, le spectacle mirifique du danseur aux ailes d'oiseau avait ranimé son âme fanée. Au delà de la grâce de l'instant, il repensait à l'érotisme flamboyant de sa tenue : Suni en collants offrait une vision des plus troublantes. Ses longues jambes fuselées apparaissaient dans toute leur splendeur, et ses fesses... Mieux valait chasser cette tentation de sa tête.
— Hé, vous allez bien ?
Sa rêverie fut dissipée par une invitée, de toute évidence ivre de plusieurs substances.
— Vous êtes le frère chiant, hein ? gloussa-t-elle en titubant vers lui.
Chayan arqua un sourcil.
— Pardon ?
— Il paraît que vous buvez jamais d'sang et qu'vous baisez pas, développa la jeune fille en ricanant.
— Pourquoi vous mettre dans de tels états, mademoiselle ? Pourquoi céder ainsi à Kao, pour une illusoire promesse de succès ?
La jeune fille l'observa avec des yeux vides, comme si Chayan venait de prononcer une énormité. Elle s'approcha, puis trébucha dans ses bras.
— Pour me sentir vivante... souffla-t-elle, me sentir vivante.
Chayan décela une profonde détresse logée au fond de ces prunelles troubles. Elle lui rappelait son passé humain, lorsque l'ennui et la vacuité de son quotidien l'incitaient à courir le danger.
— Vous devriez prendre soin de vous. Rentrez en lieu sûr, s'il vous plaît.
Une vague de compassion l'assaillit pour la première fois depuis une vie entière. La fille se cramponnait à ses bras. Elle avait l'air très jeune, vulnérable. Elle se mit à sangloter.
— Personne ne m'attend nulle part.
— Il y a sûrement un autre horizon que le vice et la désolation de ce monde hideux, où mon frère se prétend roi. Vous méritez mieux.
Ses mots semblaient avoir atteint l'inconnue, cette fois.
— Vous pensez ?
Elle redressa la tête, son expression reflétait un espoir fugace, infime.
— Vous êtes maîtresse de votre destin, mademoiselle. Vous et personne d'autre.
Pourquoi Chayan ressentait-il le besoin de la sauver d'elle-même ? L'empathie était un obscur souvenir, comme l'amour.
— Hé ! Si je te laisse le gamin, ce n'est pas pour que tu me piques les autres ! s'exclama Kao qui venait d'apparaître dans le jardin, à demi dévêtu.
— Il ne s'agit pas de ta propriété, c'est une jeune fille, pleine de rêves et d'espoirs. Comme nous, lorsque nous étions humains.
— Arrête de jouer au vampire torturé et moralisateur, ça ne te sied guère, grand frère. Tu es ridicule.
— C'est toi qui es ridicule, avec toutes ces extravagances. C'est répugnant.
— Ce n'est pas ce que tu disais, il fut un temps... rappelle-toi.
— Je ne veux pas ME RAPPELER ! rugit Chayan.
Il repoussa la jeune femme et quitta le jardin à grandes enjambées. Une fois dans sa chambre, il s'allongea, les nerfs à vif.
Depuis qu'il avait bu le sang de Suni, ses sens étaient exacerbés, à fleur de peau. Un feu crépitait dans ses veines. Il avait chaud. Il avait froid. Une fièvre le fit sombrer dans les profondeurs ; des images du passé dansèrent sous ses paupières closes.
Une fleur de jasmin. Son père, l'air chagrin, des pétales nacrés au creux de la paume. Le visage sauvageon de son jeune frère. Des poussières de leurs aventures partagées. Les carillons de leurs rires. Son père, figé dans le repos éternel, baignant dans son sang. Des frissons dévalèrent sa peau. Une plage, où on l'avait laissé pour mort alors qu'il n'était qu'un enfant... D'où provenait ce souvenir inconnu ? Qu'était-il arrivé ? Les visions le poursuivaient, plus rapides, plus prégnantes, plus denses.
Puis, un cri.
Qui dispersa la brume de ses réminiscences.
Le cri de Suni.
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Siha
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Sandie A
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Sand Canavaggia
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