Fyctia
7.1. Confrontation
Bangkok, ancienne Thaïlande, quartier de Thonburi, 1852
Quand Chayan s'était réveillé dans sa seconde vie, Kao avait disparu. La dépouille de son père gisait dans une mare de sang, soigneusement déposée au creux de sa couche. Il n'oublierait jamais ce monstre hideux qui l'avait mordu jusqu'à l'agonie ; son visage de cendre, ses pupilles incendie, le dégout et la terreur qu'il lui avait inspirés. Puis, le néant. Et, enfin, cette nouvelle naissance, telle une résurrection.
Une amère résurrection.
Il était différent. Étranger à lui-même. Sa force, décuplée, lui permettait de soulever des charges anormalement lourdes, de se mouvoir à une vitesse défiant les lois de la nature. Il se trouvait néanmoins affligé d'une étrange vulnérabilité qui le contraignait à garder la chambre tout le jour : sa peau se calcinait au soleil.
Ses besoins aussi avaient évolué, aussi indomptables que les volcans. Désormais, seul le sang pouvait rassasier sa faim ; une faim dévorante, vorace, qui lui rongeait les entrailles. Associées à cet appétit déviant, des canines inhabituelles s'étaient développées, aussi tranchantes que des sabres. Les premiers temps, Chayan se nourrissait exclusivement de viande crue. L'intendante devait se rendre tous les matins à la boucherie pour lui ramener des quantités folles de cadavres. Mais ce ne fut bientôt plus suffisant. Chayan éleva l'abjection d'un cran : il entreprit de chasser les animaux vivants. Le voilà qui s'était transformé en bête, un dangereux prédateur nocturne.
De nombreux mois passèrent dans cette douleur inhumaine, cette animalité terrifiante. Les champs de jasmins dépérissaient à vue d'œil, les ouvriers – privés de leur solde – avaient déserté la plantation. Quant aux domestiques, ils avaient fui, à l'exception d'Apsara, leur fidèle intendante.
La maison se mourait à petit feu.
Dans le village, il se murmurait que Boonsak avait succombé à une maladie fulgurante, et que son fils, à son tour, était atteint d'un mal étrange. Aucun médecin n'était parvenu à sonder l'origine de ce syndrome inconnu. Des légendes enfantées du moyen âge parlaient de monstres aux crocs aiguisés, de bêtes humaines cannibales, mais ces fables cauchemardesques servaient surtout à effrayer les enfants. Chayan aurait aimé ne jamais connaître l'odieuse vérité.
En ce mois de décembre 1852, la souffrance l'accablait tant qu'il était alité depuis des semaines, indigent et famélique. Apsara était venue lui déposer sa ration de viande crue au pied du lit, comme chaque soir. Mais cette fois-là, ce fut différent.
— Je suis désolé, Apsara... gémit Chayan.
— En quoi Monsieur est-il désolé ?
Fidèle au poste depuis des années, la vieille femme continuait à prendre soin du jeune maître qu'elle avait vu grandir, même après les terribles événements venus troubler la sérénité du domaine.
— Je suis tellement désolé... chère Apsara. Vous avez toujours été merveilleuse. Que je sois pardonné de mon infamie.
Un cri effroyable résonna dans la maison vide, alors que Chayan attirait l'intendante dans une étreinte funeste. Le sang coula dans sa gorge desséchée par les privations, l'abreuvant enfin du flot de vitalité tant espéré.
Il enterra dignement Apsara dans le champs de jasmins, près de la sépulture de son père. Il pleura à chaudes larmes. Après ça, il prit une décision. Si son frère bien aimé était encore en vie, quelque part, il allait le trouver.
Ensemble, ils anéantiraient le monstre coupable de leur malheur.
***
De nos jours, manoir des frères Ahunai
Pourquoi Chayan était-il si troublé par ce garçon ? Il ne s'expliquait pas ce sentiment ambivalent. L'humain l'agaçait au plus haut point ; il était imprudent, naïf, insolent, exquis. Tout ce qu'il abhorrait, tout ce qu'il adorait. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait été subverti ainsi... Il préférait enfouir le terrible souvenir de son irréparable attachement à un être fragile.
Aux prémices de sa rencontre avec Suni, il s'était livré à quelques investigations. Chayan maîtrisait les rudiments d'internet et des réseaux sociaux, il n'avait par conséquent pas tardé à trouver les informations qu'il cherchait. En outre, il avait accès aux dossiers de son frère.
Cet élan qui le portait vers ce jeune danseur était pour le moins mystérieux, confinant à l'anomalie. Il s'était mis, contre sa volonté, à le suivre. Il désirait connaître ses passe-temps, ses passions, ses affections ; il désirait le connaître tout entier, respirer le même air que lui. Cette irrépressible attraction le remplissait de culpabilité. Grâce à elle, cependant, il avait sauvé Suni d'un péril certain au Hot Blood.
Les circonstances l'avaient aussi obligé à se nourrir de lui. Bon sang, son goût était si puissant. Cette saveur exquise lui restait sur la langue et lui retournait le cœur, cet organe irrévocablement flétri.
« Que ton cœur pourrisse comme une rose desséchée »
Contre toute logique, son intérêt n'avait cessé de croître, jusqu'à devenir obsession.
Suni s'invitait jusque dans ses songes. Son parfum, le goût de sa peau, son air de chaton grognon, le tourmentaient nuit et jour. Son livre de chevet prenait la poussière, le marque-page coincé au même chapitre depuis des semaines, tant il échouait à se concentrer. Chayan avait subi un bouleversement sans précédent. Qu'il soit transpercé de balles en argent plutôt que de l'avouer.
— Tu penses encore à ce gamin ? hasarda Kao, avisant l'air distrait de Chayan.
Ils étaient tous deux installés dans le salon, absorbés par leur lecture. La Toccata et Fugue en ré mineur de Bach flottait dans la pièce. Kao affectionnait les bandes originales de films de vampires, se rêvant en star du grand écran, en dandy aux cheveux gominés et aux tenues chics, craint et admiré de beaux jeunes gens terrassés par son charme sans égal.
— Pourquoi je penserais à lui ? nia Chayan, sans détourner les yeux de sa lecture.
Sur les pages joliment calligraphiées, pourtant, des yeux de biche le fixaient intensément.
— Bien sûr... Tu crois que je ne sais pas que tu le suis en douce ? Pourquoi étais-tu au Hot Blood la dernière fois ?
— Je te rappelle que je m'y rends de temps en temps, c'était une pure coïncidence.
— Je ne te crois pas.
Chayan soupira, exaspéré. Il reposa son ouvrage et se tourna vers son frère.
— Qu'est-ce que ça peut bien te faire, hein ?
— Alors ça ne te dérange pas si je décide de le poursuivre de mes assiduités ?
— Kao ! Cesse d'importuner ce garçon. Il ne veut pas de toi.
— Je sais... Quel dommage. Nous autres les vampires sommes pourtant diablement attirants ! Je ne comprends pas. Tout le monde se bouscule à ma porte pour une morsure de mon incroyable personne. Je suis un amant inoubliable.
Chayan leva les yeux au ciel à la tirade vaniteuse de son frère.
— Je te conseille d'abandonner. Contente-toi de tes petits danseurs dociles qui ne demandent que ça.
— Oui, mais les autres ne sentent pas aussi bons... se plaignit Kao d'un ton boudeur.
Le corps de Chayan se contracta d'une colère cryptique.
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Sand Canavaggia
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almeryatictac
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Marion_B
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