Fyctia
6.1. Embrasement
Suni émergea du sommeil dans un état cotonneux. Ses souvenirs tardèrent à remonter à la surface ; où se trouvait-il, en quelle compagnie, pourquoi souffrait-il de tant de contusions. Il grimaça d'inconfort et rassembla ses idées, imprécises comme de la fumée. Séquestration, fuite, librairie, sang, encore du sang... Et Chayan. Sur les genoux duquel il s'était endormi toute une nuit.
Encore et toujours Chayan. Dès qu'il avait des ennuis, il rôdait dans son périmètre.
Hier, il ne l'avait jamais vu si mal en point. Le vampire semblait près de rendre son dernier souffle. À la lumière voilée de l'aube, son visage ne reflétait que douceur. Il leva une main timide pour redessiner ses traits. La mâchoire carrée, imberbe, pourtant odieusement virile, le nez droit, les pommettes lisses. Difficile d'imaginer qu'un homme sans âge habitait cette enveloppe si éclatante de santé et de beauté.
Sous les paupières, d'immenses yeux caressants se rappelèrent à lui...
Voilà qu'il trouvait beau un vampire ? Quelle étrange idée. Personne n'avait jamais fait palpiter son cœur, ni même vibrer sa chair. Jusqu'à présent, Suni se pensait asexuel.
Quelques années auparavant, Lamaï lui avait soumis une surprenante proposition ; l'aider à explorer sa sexualité, « en toute amitié ». Ils s'étaient embrassés, un soir, après s'être enivrés ensemble. La bouche de sa complice était douce et entraînée. La jeune femme pouvait se targuer d'avoir à son actif un tableau de chasse assez impressionnant en ce qui concernait les hommes. Malgré le baiser fougueux qu'elle lui avait offert, Suni était resté de glace. Pas le moindre ébranlement intérieur. Le baiser avait rapidement tourné au fou-rire tant cette proximité était incongrue. Un inceste n'aurait été plus gênant.
« Si mon baiser ne te fait rien, tu es clairement gay, mon bouchon » avait décrété Lamaï, amusée, non sans une pointe d'arrogance. Après quoi, elle l'avait encouragé à multiplier les expériences pour sonder ses envies souterraines. Suni s'était efforcé de regarder les hommes. De les regarder vraiment, comme de potentiels objets de désir. Et s'il était sensible à la beauté de certaines courbes masculines, il n'éprouvait rien de plus qu'un intérêt poli.
Et avec Chayan... était-ce différent ? Il rougit en se rappelant lui avoir offert sa gorge. Que lui était-il passé par l'esprit, bon sang ? Quelques jours plus tôt, cette pratique le laissait perplexe et le révulsait, le faisant même juger avec mépris les humains qui s'y livraient. Et aujourd'hui, que faisait-il ? Il laissait un vampire se nourrir de lui. Il le lui avait même proposé, grand seigneur. Trop aimable, Suni !
« Pute à vampire. »
Cette insulte acerbe prononcée par ses ravisseurs lui fissura le cœur comme la pointe aiguisée d'un poignard. Un sentiment de honte et de dégoût s'empara de lui.
« Pute à vampire. »
Chayan lui avait-il jeté un sort ? Il devait s'en éloigner.
« Tout va bien, adorable créature. »
Un intense frisson le traversa à l'évocation de ce mot doux et du grognement bestial lorsqu'il l'avait mordu, allant même jusqu'à lécher sa peau. Cet acte était purement animal, obscène, et en même temps infiniment tendre. Une chaleur inédite prit naissance au creux de ses reins. Il décida de s'arracher à cette dangereuse contemplation.
La vieille pendule indiquait cinq heures. Le soleil allait bientôt se lever. Chayan devait quitter les lieux au plus vite.
Comme s'il avait entendu ses pensées, le vampire ouvrit lentement les yeux. Beaux et profonds, ils semblaient receler un puits de mystères et d'attirantes ténèbres. Suni sursauta, ce qui le fit tomber à la renverse sur le tapis.
— Suni ?
— Tout va bien, couina-t-il, mort de honte.
Il crut entendre le vampire rire tout bas. Il se recoiffa à la hâte, espérant sauvegarder sa dignité.
— Vous devriez partir, il va bientôt faire jour, l'avertit-il.
— Vous ?
Suni piqua un fard au souvenir de l'audace dont il avait fait preuve la veille : il s'était assis sur les genoux de l'homme et l'avait tutoyé comme un ami, un proche ou... un amant. Alors même qu'il n'était qu'un parfait inconnu. Un inconnu qui avait goûté son sang, ce qu'il y avait de plus organique et intime en lui.
« Pute à vampire. »
— Oubliez ce qui s'est passé hier soir.
— Que s'est-il passé hier soir, au juste... ? le taquina Chayan, affichant un sourire en coin.
À cet instant précis, le grincement d'une clé tournant dans la serrure fit voler en éclat leur complicité naissante. Suni eut à peine le temps de se remettre sur ses pieds que Giles apparaissait dans la librairie. Il observa les deux intrus avec effarement.
— Suni ? Que se passe-t-il ?
Le propriétaire jeta un regard perplexe au vampire qui s'était redressé sous la surprise, raide comme un piquet. Suni pouvait sentir sa crispation et son malaise ; un nuage sombre chargé d'électricité semblait émaner de son corps solide.
— Je... Giles ? Qu'est-ce que tu fais là ?
— Ne réponds pas à une question par une autre, veux-tu. Explique-moi plutôt pourquoi tu es ici... avec...
Giles s'approcha prudemment en plissant les yeux, soupçonneux. Il prit son protégé par l'épaule pour l'écarter. Puis, il se planta devant Chayan.
— Qu'est-ce que vous êtes... ? murmura-t-il, d'un air menaçant tout à fait inhabituel.
Chayan se contenta de le toiser sans répondre, implacablement fier.
— Vampire, conclut Giles.
— Bien vu, grand-père, provoqua Chayan.
Le libraire haussa un sourcil surpris, ne semblant pas le moins du monde impressionné par ce vampire indésirable foulant le sol de sa précieuse boutique. Il retira ses lunettes, se frotta l'arête du nez sans cacher son agacement et se tourna vers Suni.
— Suni ? Tu m'expliques ?
— Je... Je...
— Tu n'as pas le temps d'inventer un mensonge, n'essaye même pas.
— Je vais vous laisser de l'intimité, coupa Chayan en les précédant pour prendre congé.
— Non, vous n'irez nulle part ! trancha Giles d'un ton calme mais ferme.
— Giles ! Le soleil... Il doit partir, intervint Suni, une pointe de désespoir dans la voix.
Giles l'examina, s'efforçant d'évaluer une situation qui lui échappait. Derrière les vitres cireuses de la boutique, le ciel s'éclaircissait peu à peu. Le soleil allait bientôt déverser sa menaçante clarté dans la pièce.
Il grogna son accord, invitant avec mauvaise volonté l'intrus à se retirer.
Chayan ne se fit pas prier pour déserter les lieux, sans même un regard pour Suni. Son long manteau noir disparut dans le petit jour. La porte claqua, rendant le silence qui suivit encore plus assourdissant.
Une porte qui se referma sur une nuit si singulière que Suni douta presque de sa réalité.
— Je peux savoir ce qui se passe, maintenant ?
9 commentaires
Marion_B
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Il y a un an
Eva Boh
-
Il y a un an