Fyctia
5.3. Liens de sang
Chayan ne s'était jamais livré à quiconque sur cet épisode irréversible de son existence — sa deuxième mort — à l'exception de son frère, pour qui il n'avait aucun secret. Ou presque.
— Après ça... Je n'ai plus jamais été le même.
— C'est pour ça que vous ne buvez pas de sang humain ? conjectura Suni, captivé par cette confession.
— On peut dire ça...
— Que s'est-il passé ?
— « À partir d'aujourd'hui et à jamais, je te condamne à ne plus pouvoir aimer. À partir d'aujourd'hui et à jamais, je condamne ton cœur aux ténèbres. » récita gravement Chayan, comme un ancien poème appris par cœur.
Suni se glaça de l'intérieur, horrifié par cette sentence irrévocable. La sorcière l'avait empêché d'aimer, à tout jamais. Mieux valait mourir qu'une vie sans cœur ; Chayan était doublement condamné.
— Sa malédiction eut un impact bien plus grand. Boire du sang aujourd'hui m'oblige à me remémorer ma faute originelle...
— Pourquoi vous a-t-elle maudit ?
— Tu es bien curieux...
— On a toute la nuit. Il faut bien passer le temps.
— Je te raconterai ça une autre fois, si tu veux bien...
— Il n'y aura pas de prochaine fois, garantit Suni. Pourquoi pas maintenant ?
— Je ne me sens pas très bien, je dois me reposer, se justifia Chayan d'une voix faible et éraillée, soudain.
Suni observa le vampire avec attention. Il se tenait les flancs, courbé en deux. Sa peau était livide.
— Vos blessures sont-elles graves ?
— Trois fois rien.
— Faites voir.
— Non.
— J'insiste !
Le garçon s'avérait assez obstiné quand les circonstances l'exigeaient. À contre cœur, Chayan ouvrit son manteau et souleva son pull. Suni fut frappé de stupeur. Sur son ventre pâle, à la musculature sèche, une blessure profonde et sanguinolente, tel un macabre coup de pinceau.
— Pourquoi la plaie n'a pas cicatrisé ?
— Beaucoup trop profonde.
— Et... mon sang ? hasarda Suni.
— Ces salauds m'ont profondément poignardé avant que tu ne fasses ton apparition. Ton sang a eu d'incroyables vertus régénératrices si on considère l'état dans lequel je me trouvais, je ne m'étais pas nourri depuis près d'un an. Mais je n'ai pas guéri complètement.
— Oh...
Un silence lourd de sens les enveloppa. Chayan fuyait les yeux de l'humain. Ce dernier posa une main sur l'angle de sa mâchoire, l'invitant à soutenir son regard.
— Vous pouvez... si vous voulez...
— Non. Je n'ai pas à exiger ça de toi. Tu en as déjà bien assez fait pour ce soir.
— Vous n'exigez rien, puisque je vous le propose. Ce serait dommage de vous avoir sauvé pour rien, si vous dépérissez maintenant.
— Je ne peux pas mourir, rappela Chayan avec lassitude, un sourire chagrin au coin des lèvres.
— Qu'arriverait-il alors ?
— Je serais coincé dans un entre deux perpétuel ; agonisant à petit feu sans jamais pouvoir m'éteindre, une âme condamnée au purgatoire, errant éternellement dans l'antichambre de l'enfer. Telle est ma vie...
— Il n'y a pas de pire destin, souffla Suni, tremblant de la tête aux pieds.
Le silence prolongé du vampire valait mille réponses. Poussé par un élan inédit et étranger, Suni quitta son siège et s'assit sur ses genoux. Chayan sursauta à ce geste imprévisible, déroutant.
— Qu-que fais-tu ?
— Vas-y, Chayan... Bois mon sang, s'il te plaît.
Suni avait délaissé le vouvoiement, initiant pour la première fois une troublante intimité. Chayan ressentait le contact lancinant de son corps gracieux et tiède ; sa fragrance de jasmin le submergea avec la puissance d'un filtre d'amour. Un gémissement glissa de ses lèvres. Pour la première fois depuis une éternité, il voulait goûter un humain ; non pas pour se nourrir, mais pour le vertige de ce plaisir charnel. Charnel et coupable.
Ce désir ancien et primitif, ressuscité du cimetière de ses sentiments disparus, l'effrayait terriblement.
Mais les prunelles chocolat, scintillantes et chaudes, lui murmuraient de ne pas s'en faire.
Il fondit alors sur sa gorge gracile, où deux marques de morsure étaient encore esquissées. Il ne put s'empêcher de humer le parfum qui s'en dégageait, de le recueillir sur sa langue. Suni gémit en réaction ; un filament de désir pénétra le corps du vampire. Ses canines se révélèrent d'instinct.
Dans le sous-sol, plus tôt, il s'était nourri dans l'urgence, avec réticence. Ici et maintenant, sous les voiles du secret, il rendit les armes. Le cœur de Suni battait avec la force d'un orage ; son odeur, une rosée du matin, inondait ses sens. Des frissons envolés depuis des siècles embrassèrent sa peau.
Il s'abandonna.
Ses pointes blanches pénétrèrent délicatement la chair tendre, et le sang de Suni se répandit dans sa gorge comme le plus délicieux des nectars ; une rivière de bien-être l'emporta au loin. Un calme rugissement lui échappa, tandis qu'il se repaissait de cette créature envoûtante. D'un bras autoritaire, il enroulait la taille fine, l'autre pressant le cou du garçon avec précaution pour le maintenir contre lui dans une étreinte toute possessive.
Bientôt, le miracle se produisit à nouveau : une lumière éclatante emplit ses yeux, ainsi qu'une étendue de fleurs nacrées à perte de vue. Le soleil brillait ; il pouvait voir le soleil, cet astre qui lui était pourtant interdit depuis mille saisons. Ses souvenirs humains vinrent l'enrober avec l'intensité d'un songe, ou d'une vision. Il s'enivra, encore et encore, tenant l'humain toujours plus étroitement contre son corps.
Lorsqu'il se sentit régénéré et comblé - comblé de plaisir ? Non, c'était impossible. Le plaisir ne le comblerait jamais, il en voudrait plus, toujours plus. Comme cette fois-là... Ne pas y penser.
Lorsqu'il sentit la saveur du garçon gouverner son royaume intérieur, il réunit toute sa volonté pour s'en détacher. Ne pas perdre le contrôle. Ne pas succomber à une morbide convoitise.
À peine sa bouche eut-elle quitté ce cou de cygne, que Suni s'effondra sur son torse, privé de toute énergie.
— Hé... Tout va bien, adorable créature... Tiens, bois.
Chayan planta ses canines dans son propre poignet, qu'il porta ensuite aux lèvres de son bienfaiteur pour l'inciter à s'abreuver. Il s'exécuta mollement, comme un petit chaton endormi lapant son lait, dans un état second. Chayan grogna à cette vision adorable. Il se pencha une seconde fois pour lécher son cou, là où il l'avait marqué de sa faim.
Cette nuit-là, vampires et humains s'affrontaient encore et toujours, sans relâche, déversant des flots funestes et écarlates, creusant la plaie béante de l'horreur.
Cette nuit-là, dans un petit sanctuaire poussiéreux, au cœur de cette guerre impitoyable, la substance pourpre évoquait tout autre chose... Point de désir corrompu ou de haine vénéneuse. Non, rien de tout cela. Elle réparait, soignait ; répandait la vie. Dans le sang, au lieu de la sempiternelle violence, ne coulait que le don de soi.
Cette nuit-là, deux êtres que tout opposait créèrent un indéfectible lien.
Apaisés et nourris de leur essence, ils s'endormirent enlacés comme deux amants, inconscients de la boîte de Pandore qu'ils venaient d'ouvrir.
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Cécile Marsan
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Il y a un an
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Sarah B
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