Fyctia

— Ça va ? s'inquiéta Chayan.

Il percevait le pouls affolé de l'humain, mais aucune réponse de sa part.

— Suni ? insista-t-il.

— Je... Oui, ça va... Et vous ?

— Je revis, si je puis dire.

Chayan sentait une force puissante irriguer à nouveau ses veines glacées, comme si un barrage avait cédé dans ses organes. Il banda ses muscles, ignorant la douleur aiguë ; les liens d'argent finirent par craquer dans un crissement métallique, entaillant profondément sa peau. Du sang s'écoula de ses lacérations et dessina une flaque pourpre au sol. Il se débarrassa de la toile épaisse qui barrait ses yeux et considéra son compagnon d'infortune.

Il était renversé sur sa chaise, la tête relâchée dans le vide. Son teint était hâve. Chayan avait-il bu plus qu'il ne l'aurait dû ? Il avait eu comme un moment d'absence, les crocs nichés dans cette gorge suave. Il se précipita à son chevet et le libéra de ses liens. Le jeune homme était à peine conscient.

— Suni, tu te sens comment ?

— Comme après une prise de sang... souffla-t-il, les yeux dans le vague.

Chayan ne put retenir un rictus attendri. Suni était assez mignon, dans son genre. Peut-être un peu trop, d'ailleurs.

— Tiens, bois.

Il lui présenta son poignet d'où perlaient encore, autour des blessures tout juste cicatrisées, quelques gouttes carmin.

— Hors de question, refusa Suni en détournant le visage, l'air écœuré.

— Tu te sentiras vite bien mieux, crois-moi. Nous n'avons pas de temps à perdre. Ils peuvent débarquer à tout moment.

Après une brève hésitation, Suni se pencha et lécha timidement le poignet tendu, ses yeux las levés vers lui. Chayan déglutit, troublé par la vision de cette langue d'un rose si tendre caressant sa peau.

— C'est assez, le freina-t-il.

Il devait l'arrêter à temps, sinon l'humain risquait de ressentir des effets psychotropes. Il saisit sa main avec autorité et l'entraîna vers une fenêtre condamnée. D'un geste rapide et brutal, il arracha les barreaux, recouvrit son poing de son manteau et brisa la vitre, puis se faufila à travers l'ouverture. Depuis l'autre côté, il aida Suni à se hisser. Le garçon était si léger et gracieux que la manipulation fut rapide. À l'air libre, ils s'élancèrent dans une course folle pour quitter en hâte cet enfer où résonnait encore un orage de coups de feu. Une fois à une distance correcte, ils s'octroyèrent un instant de répit pour reprendre leur souffle.

— Que fait-on, maintenant ?

— On ?

— Oui... on ne peut pas se séparer comme ça, c'est trop dangereux. Et vous êtes blessé.

Chayan ricana. L'humain voulait-il lui voler la vedette en endossant le rôle du protecteur ?

— Que penses-tu qu'il se soit passé, là-haut ?

— Difficile à dire...

— À mon avis, un gang de vampires les a attaqués. Pas sûr qu'ils en sortent vivants.

— Ils avaient des armes, avec des balles en argent. Les vampires sont peut-être tous morts à l'heure qu'il est, et la milice va venir nous traquer. Et la police ? Il vaut mieux se réfugier. Le temps pour vous... de récupérer pleinement vos forces, argumenta Suni avec assurance.

Chayan soupira, vaincu. Le gamin n'avait pas tort.

— Et tu as une idée, petit malin ?

— Oui, figurez-vous.

Suni l'entraîna dans un dédale de ruelles sans le laisser discuter. Des sirènes de police perçaient déjà bruyamment cette nuit de liesse ; des feux d'artifice enluminaient le ciel pour célébrer le solstice d'hiver et des cris émerveillés jaillissaient de toutes parts. Ce duo improbable déboucha dans un coin lugubre, dénué d'éclairage public. Ils étaient arrivés à destination : une petite boutique terne et peu attrayante, la devanture gravée de l'inscription « Est Lux Tenebris », à moitié effacée par l'usure du temps.

Étrange comme nom d'enseigne, pensa Chayan.

Suni sortit un trousseau de clés de son sac à dos et inséra l'une d'elles dans la serrure. Ils pénétrèrent avec précipitation dans la boutique.

— Où sommes-nous ? s'enquit Chayan.

L'endroit s'éclaira dans un petit grésillement, dévoilant des rangées de livres épais et des étagères poussiéreuses.

— Je travaille ici, expliqua Suni.

Le jeune homme s'installa au comptoir, son poste habituel, tandis que Chayan fit le tour de la librairie, caressant les ouvrages anciens du bout des doigts, ému par la rareté de ces trésors endormis.

— Je ne savais pas qu'une telle boutique existait à Bangkok... Je pensais que le gouvernement les avait toutes fait fermer.

— Pas celle-ci. Nous résistons. Vous aimez ?

— Le lieu est un peu défraîchi, mais je suis un amateur de littératures anciennes et occultes.

— Vous voyez, mon idée n'était pas si mauvaise.

Chayan arqua un sourcil, amusé par cette attitude de plus en plus audacieuse.

— Bon, vous n'avez rien à me dire ? Pourquoi en avaient-ils après vous ?

— Compliqué...

— C'est votre réponse à tout ? s'impatienta Suni.

— La vie est compliquée, que veux-tu.

— Je ne suis pas un gosse stupide.

— Tu es sûr de ça ?

Chayan n'avait jamais pensé que taquiner un humain lui apporterait une telle jubilation. Le jeune homme affichait une mine boudeuse, adorable malgré lui. Il délaissa son observation curieuse des lieux pour venir s'asseoir à ses côtés, résigné à lui accorder une réponse franche.

— Mon frère entretient des liens troubles avec des vampires puissants, des terroristes auxquels il rend ponctuellement de petits services. Plusieurs milices humaines cherchent activement à démanteler ce groupuscule. D'ailleurs, pour vous sauver toi et ton amie, au Hot Blood, j'ai dû menacer Kao de le livrer à une milice. Ces gars-là ne sont pas de petits joueurs, comme tu as pu le voir. Leurs balles en argent font de sacrés dégâts. Kao paraît invulnérable, mais ce n'est qu'un gosse écervelé, il n'est pas fait pour combattre, énonça gravement Chayan.

— Vous l'auriez dénoncé ? s'étonna Suni en faisait référence à la scène du Hot Blood, curieux de la relation ambiguë qui liait les deux frères.

Une certaine tristesse affleurait en Chayan chaque fois qu'il évoquait son cadet.

— Non, bien sûr que non. Au fond, c'est un couard. Sa cruauté n'est qu'une carapace. Kao n'a pas toujours été... celui qu'il est aujourd'hui.

— J'ai du mal à le croire.

— Et pourtant... C'était un jeune homme heureux, intrépide, généreux. Sa vie vampire l'a changé. Il n'a pas su gérer sa toute-puissance. Comme un enfant disposant d'un trop grand pouvoir.

Suni mûrit ce discours surprenant, défiance à ses préjugés. 

— Et vous ? Pourquoi êtes-vous différent ? Et je ne veux pas entendre « c'est compliqué. »

Chayan lança un regard sévère à l'humain. Il n'aimait pas beaucoup son insolence. Ou alors, l'aimait-il ? Il ne s'appesantit par sur cette question et fit le choix de la sincérité.

— J'ai été comme Kao, autrefois. Sans foi, ni loi. Je prenais tout ce que je pouvais, me fichant pas mal des sentiments d'autrui. Mais j'ai été puni.

— Puni ?

Chayan hésita. Le regard de Suni semblait transpercer son corps pour venir directement arracher la réponse au tréfonds de son âme.

— Une sorcière m'a maudit, révéla-t-il.