Fyctia
3.6. Hot Blood
— Je vais justement dans un bar vampire avec des amis samedi, tu m'accompagnes ? suggéra son amie, habituée à s'encanailler par tous les moyens.
— Un bar vampire ? Ça ressemble à une fausse bonne idée signée Lamaï... désapprouva Suni, mais ses sens en sommeil s'animèrent à cette proposition audacieuse.
— Su, je n'apprécie pas vraiment le sous-entendu. Oh, allez quoi... La vie d'adulte est si fade. Vive les sensations fortes.
Lamaï ne pouvait-elle se contenter d'un saut en parachute, comme tout le monde ?
— Et toi aussi, tu as besoin de faire des expériences.
Si elle savait...
— Tu sais... Je... Les vampires ne sont pas des enfants de chœur, raisonna-t-il.
— Préjugés. À notre époque, c'est assez commun pour les humains de fréquenter ces clubs. Et puis, je te protégerai. Je suis super forte, plaisanta-t-elle en exposant ses biceps imaginaires.
Suni n'avait jamais su dire non à la moue suppliante de son amie. Elle l'entraînait chaque fois dans ses lubies, même s'il se tenait sage comparé à l'intrépide jeune fille. Une fois qu'elle avait une idée en tête, l'impulsive n'en démordait pas. Avec ou sans lui, elle foncerait à la rencontre du danger. Ce n'était pas le genre de Suni, du moins par le passé...
— Non, je ne dois pas me laisser distraire, surtout en ce moment, prétexta-t-il.
Ce non, étrangement, lui coûta. Au fond, n'était-il pas curieux de cet univers sombre, aussi profondément attirant que des abysses ? Ce monde d'éternité, pétri de violence mais aussi d'anciennes connaissances. Si Kao en incarnait toute la laideur immorale, son frère, lui, en représentait la sereine sagesse ; sa force tranquille évoquait celle d'un arbre millénaire.
Le souvenir de Chayan le protégeant contre Kao se forma brièvement dans son esprit, aussi fugace qu'un flash de lumière. Il revenait le hanter sans cesse depuis cette confrontation, le sauvant même de ses cauchemars sanglants. Son cœur se mit à battre plus fort à l'idée de le recroiser.
— Très bien, j'irai sans toi, Su.
— D'accord, d'accord, capitula-t-il, trop faible pour résister à cette curiosité qui le tourmentait depuis des semaines... mais Khun Yâa ne doit rien savoir, sinon elle nous tuera.
Suni le regretta instantanément. À la perspective de leur prochaine expédition, toutefois, un frémissement de crainte assorti d'excitation enfla dans son estomac.
***
Le samedi soir suivant, ils arpentaient le district de Sii Daeng, plus communément appelé « le quartier rouge ». Peu de personnes recommandables osaient s'aventurer en ces lieux sordides, hormis les punks, les junkies, les paumés et quelques jeunes curieux désireux de goûter aux ténèbres. Suni et Lamaï appartenaient donc à la dernière catégorie.
— Tiens, c'est celui-là. Le Bang bang bar.
Suni observait son amie, admiratif. Une mini jupe noire tombait sur ses hanches et des bas résilles ornaient ses longues jambes pâles. Elle avait chaussé ses traditionnelles Doc Martens, usées mais intemporelles. Elle était splendide. Ce n'était pas la seule à s'être apprêtée : elle avait absolument tenu à relooker Suni pour la soirée. Elle lui avait déniché un jean noir moulant, qui épousait parfaitement ses jambes fuselées de danseur, une veste et des bottines en cuir qui égratignaient son apparence sage. Elle lui avait aussi très subtilement fardé les paupières d'un bleu nuit qui mettait en valeur ses yeux d'un brun aussi chaud que le sable du désert. D'ordinaire, Suni n'avait pas le sens inné de la mode. Il se contentait d'enfiler un jean et un tee-shirt à la hâte.
Quand Lamaï avait achevé son œuvre, elle s'était exclamée de satisfaction : « Suni, tu es à croquer. » Ce jeu de mots de mauvais goût ne pouvait inspirer plus terrible perspective. En aucun cas, Suni ne tenait à en arriver là. Il voulait simplement… Que voulait-il ? Explorer, trouver des réponses à ses questions. Son instinct lui dictait un langage que sa raison ne pouvait traduire. Une force inconnue l'y poussait, tel l'indomptable et furieux courant de la rivière Mékong.
Il balaya du regard cette enfilade d'usines désaffectées semblables les unes aux autres, flanquées de devantures métalliques où brillaient des enseignes fluorescentes. Invitants portails d'un monde de transgressions.
— Il n'a pas trop mauvaise allure... concéda Suni, à moitié convaincu. Allons-y.
Le Bang Bang bar était connu pour son hospitalité envers les humains. Les deux jeunes gens s'y engouffrèrent d'un pas prudent. Leurs guides étaient en retard et mieux valait ne pas errer dehors.
Jusqu'ici, tout semblait évoquer un bar ordinaire. À ceci près qu'au sous-sol, un tout autre genre de réjouissances se célébraient... Ces repaires marginaux avaient la réputation d'accueillir les humains désireux de se faire mordre, et, en échange, boire du sang de vampire ; la substance constituait en effet une puissante drogue. Cet échange de bons procédés n'était pas légal, mais le gouvernement s'en accommodait, incapable de fournir le moindre substitut satisfaisant aux vampires. Il valait mieux que ces criminels évacuent leurs pulsions dans des espaces illicites plutôt que dans les quartiers chics... Cette tolérance participait d'une forme de régulation mais incarnait aussi un aveu d'échec. Parfois, la police faisait des descentes dans ces établissements. Le bar écopait alors d'une amende, mais rarement plus.
— Qu'est-ce que j'vous sers, les petits humains ? s'enquit gentiment le barman.
Une grosse barbe hirsute mangeait sa mâchoire carrée. Il avait l'air fantasque, mais amical.
— Hum... deux cocktails ?
— C'est parti pour deux Human Blood !
Suni et Lamaï échangèrent un regard incertain.
— Du sang d'humain bien chaud, poursuivit le barman, goguenard, sous l'air horrifié des deux humains.
— C-comment ça ? bafouilla Lamaï qui n'en menait soudain plus très large.
Son interlocuteur partit dans un grand rire.
— Si seulement vous pouviez voir vos têtes ! Je me moque de vous. C'est un cocktail à base de framboise, pas d'inquiétude. Vous êtes nouveaux, hein ?
— Oui, première fois... avoua-t-elle.
— Il y a une première à tout, rassura l'aimable vampire en leur adressant un clin d'œil malicieux. Ici, vous êtes les bienvenus. Personne ne mord, enfin, pas sans consentement...
Les deux curieux soupirèrent de soulagement. Cette expédition promettait d'être pleine de surprises. Le reste de la soirée se déroula sans heurts. Un groupe de punk hardcore se produisait sur scène, l'alcool coulait à flot et des populations contrastées se mêlaient allègrement. Parfois, un humain remontait du sous-sol, deux ostensibles marques de crocs estampées sur la gorge – macabres décorations –, l'air bienheureux.
Les amis de Lamaï les avaient rejoints au cours de la soirée. Habitués à écumer ces clubs singuliers en quête de sensations fortes, ils étaient aguerris. Éméché, le duo se laissa donc entraîner dans un autre nid à vampires.
Ils firent leur entrée au Hot Blood peu de temps avant minuit.
18 commentaires
Eva Boh
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Il y a un an
MIMYGEIGNARDE
-
Il y a un an