Fyctia
3.5. Hot Blood
Un matin, Suni se mit en route pour son lieu de travail avec une idée en tête : en apprendre davantage sur un continent dont l'étendue lui échappait.
Une librairie particulière se dessina à l'angle d'une ruelle dérobée, nimbée de mystère. Il remplaçait le propriétaire – Giles – quelques matinées par semaine, afin de payer son école de danse. Il fut donc étonné de l'y trouver à cette heure-ci, perché sur une échelle, de toute évidence à la recherche d'un ouvrage.
— Oh, Suni, tu es là. Tu tombes bien, j'ai besoin de ton aide.
— Qu'est-ce que tu fais là, Giles ?
— Hannah se passionne pour les légendes coréennes en ce moment. J'étais persuadé qu'on avait un livre illustré et rare sur le renard à neuf queues.
Suni l'aida à chercher puis lui tendit dans un cri de victoire.
Giles était une vieille connaissance de son père. Les deux hommes s'étaient rencontrés au cours d'un voyage en Europe. L'Anglais était ensuite venu rendre visite à son nouvel ami dans son pays natal et n'avait plus quitté la Thaïlande depuis lors, y faisant même rapatrier sa compagne, Hannah. Dès la naissance du garçon, il s'était promis de veiller sur lui : Suni n'avait pas connu ses parents ; il n'avait jamais pu compter que sur sa grand-mère et cet étrange historien, qu'il considérait comme un oncle.
— Comment va Hannah ? interrogea Suni avec sollicitude.
Le libraire avait mauvaise mine, ses yeux creusés trahissaient son état d'épuisement.
— Elle a beaucoup de nausées... Le quatrième mois est difficile.
— Tu l'embrasseras de ma part ?
— Sans faute. Ton test s'est bien passé ?
Le danseur grimaça. Giles relia sûrement cette moue inquiète à la crainte de n'être pas retenu, mais en réalité, d'autres souvenirs affluaient dans l'esprit du jeune homme, aux implications autrement plus dramatiques qu'un simple échec de carrière...
— Je m'en suis sorti vivant, disons...
Ou presque.
— Tu dois arrêter de douter de toi, le gronda gentiment le quinquagénaire en posant une main sur son épaule. Tu es un danseur exceptionnel. Allez, je file, avant qu'Hannah ne se transforme en démon.
— Bonne chance, lui sourit Suni en effectuant un petit signe de la main.
Giles disparut en faisant tinter la clochette de l'entrée, laissant Suni seul dans la boutique sombre et poussiéreuse.
L'Anglais, chercheur de formation, s'était toujours passionné pour les phénomènes occultes. Suni y était plutôt indifférent, mais ce travail comportait un avantage certain : aucune foule ne se pressait en ces lieux désuets et défraîchis. Certains fins connaisseurs, étudiants en mythologie / sociologie des nouvelles civilisations ou touristes égarés passaient parfois le pas de la porte, mais la plupart du temps, un calme complet régnait. Vampires et autres créatures controversées n'étaient pas dans les bonnes grâces du public.
Suni eut ainsi tout le loisir de lire sans être dérangé. Il emprunta de nombreux livres avec l'intention de dévorer l'historique de cette civilisation luciférienne. Ces ouvrages précieux renfermaient en leurs pages poussiéreuses une histoire longue de plusieurs siècles, aussi fascinante que prohibée. On n'enseignait rien d'autre dans les discours officiels que la malfaisance chère à la nature vampirique. « Pour combattre ses ennemis, nul besoin de les comprendre » était la règle d'or de ce gouvernement belliqueux.
Les premières rumeurs d'une existence vampirique remontaient au moyen âge, mais ces voix n'étaient pas considérées par les historiens, par manque de preuves matérielles évidentes. Les premiers récits officiels naquirent au XVe siècle, grâce à l'essor de l'imprimerie, mais la population prenait ces témoignages pour des divagations ; le vampire n'était encore qu'un mythe qu'on agitait pour faire peur aux enfants. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que ces créatures légendaires multiplièrent leurs apparitions, choisissant enfin de sortir de l'ombre. Les choses se gâtèrent alors. La peur de la différence, de tout temps, exhortait à commettre les pires exactions.
Suni feuilleta ces pages avec un vif intérêt. Acquérir autant de savoir d'un coup le remplissait d'excitation, mais aussi de ressentiment envers sa grand-mère et lui-même. Il avait bien assimilé quelques grandes lignes au fil des ans, Suni n'était pas ermite non plus. Mais comment ne pas s'être passionné plus tôt pour une chronique aussi prodigieuse qu'insensée ?
À sa grande surprise, Suni apprit que quelques décennies en arrière, le roi Rae IX leur avait accordé leurs premiers droits, du jour au lendemain. Personne ne comprit jamais vraiment ce qui motiva une décision si inattendue. Après plus d'un siècle de haine entre humains et vampires, les prémices d'une trêve semblaient possibles entre les deux espèces. Mais l'histoire ne cessait de bégayer : les avancées d'hier devenaient les reculs d'aujourd'hui. Les initiatives pacifistes du roi avaient péri avec lui.
Le Premier ministre actuel, ancien ministre des armées, avait enraciné une politique suprémaciste humaine et le roi Rae X, successeur de son défunt père, n'avait nullement son mot à dire. Chalong Kaew menait une véritable croisade contre ces créatures ostracisées.
Parmi elles, un nombre de plus en plus considérable commettait violentes infractions et attaques sanglantes. Les rangs des vampires sans foi ni loi ne cessaient de croître en réponse à la politique oppressive du pouvoir.
Dans quel camp se situait Kao ? Et Chayan ?
Suni referma ses livres en soufflant de dépit. Si son esprit était nourri d'informations concrètes, son cœur vagabondait toujours dans la brume.
Un soir, épuisé, Suni s'endormit parmi ses livres éparpillés.
— Hé... Su...
Il s'éveilla, tout groggy. Lamaï lui secouait doucement l'épaule.
— Su, je suis désolée de te réveiller. J'ai fait un cauchemar...
— Viens, offrit-il d'une voix rauque de sommeil.
— C'est quoi, tous ces bouquins ?
La lumière pénétrante de la lune permit à Lamaï de distinguer les images éloquentes des premières de couverture, enluminures à la beauté macabre.
— Tu t'intéresses aux vampires toi, maintenant ?
Suni hésitait à tout raconter à son amie, mais il avait trop honte de sa faiblesse. Il préférait dissimuler sa mésaventure pour le moment. Il repoussa la montagne de livres et mentit ouvertement.
— Simple curiosité...
— Sacrée curiosité... Tu ne me caches rien ?
— Bien sûr que non.
Lamaï paraissait sceptique, mais se garda d'insister.
— Je devrais me réjouir que tu t'intéresses enfin à autre chose qu'à la danse, je suppose. Tu sais que je craquais pour les vampires, il fut un temps ? révéla-t-elle en se glissant dans le lit à côté de son ami d'enfance.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Adolescente, je trouvais leur côté dangereux sexy. Vampire is the new bad boy, tu sais, gloussa la jeune femme.
— Toi alors, n'importe quoi. Les vampires n'ont rien de sexy. Ils sont plutôt monstrueux.
Il chassa de son esprit l'image persistante d'un certain vampire à la peau d'albâtre et aux yeux d'une brûlante douceur.
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Cécile Marsan
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Siha
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