Fyctia
3.4. Hot Blood
Le danseur devait-il tirer un trait sur son rêve, déménager loin de son île (et de sa famille de sang et de cœur), ou accepter de vivre dans une peur constante ? Au prix de beaucoup d'abnégations, il finit par reprendre les cours, tous les sens en alerte. La danse était son seul salut.
Les jours suivants l'incident l'avaient plongé dans une crainte rare ; celle de recroiser son agresseur mais aussi d'avoir échoué au test. Pourquoi n'avait-il pas déjà été congédié sans autre forme de procès ? Il était si nerveux, dans l'attente d'une sentence qui, curieusement, ne venait pas.
Il fut donc surpris de découvrir, quelques semaines plus tard, son nom dans la catégorie « admis » sur le tableau des résultats. Un sentiment de soulagement l'envahit, chassé aussitôt par une inquiétude latente. Qu'arriverait-il quand il se retrouverait à nouveau en présence du vampire ?
Les nuits de Suni s'étaient dépeuplées de leurs flammes familières au profit d'une meute de créatures abominables et affamées. Kao finirait bien par sortir de sa tanière. Un prédateur piste toujours l'odeur de sa proie.
Il ne lui restait qu'un seul espoir : qu'il respectât assez l'autorité de son frère pour ne pas lui désobéir.
Dans les vestiaires du conservatoire, il tendait l'oreille aux messes basses, résolu à glaner le plus d'informations possibles sur le directeur et sa nature particulière. Il ne fit que se heurter à un irréductible silence. Sa maudite timidité se dressait comme un rempart infranchissable entre lui et les autres, le maintenant dans une ignorance honteuse.
Le jour des résultats, Mean passa devant sa classe pendant la pause. Il entra dans la salle, avisant le gracieux danseur qui s'étirait au sol. Il lui sourit avec cette malice coutumière, dont on ne savait si elle traduisait l'affabilité ou la ruse.
— Hé, Suni, l'interpella-t-il joyeusement.
— Pourquoi tu me cours après comme ça ?
Il ne cacha pas son déplaisir de le voir. Suni n'était pas ce qu'on pouvait nommer un modèle de sociabilité. En outre, il reprochait à Mean de l'avoir poussé dans un piège.
— Tu es un des meilleurs danseurs parmi les quadrilles, alors tu m'intrigues, voilà tout.
Le concerné fronça les sourcils, méfiant et peu enclin à se laisser amadouer.
— Enfin... Je devrais dire parmi les coryphées maintenant, n'est-ce pas ? Alors... le loup a-t-il croqué la brebis ?
À ce souvenir, le sang de Suni se glaça. Ses mains tremblèrent de manière incontrôlée.
— Quoi ? Tu connaissais ses intentions, et tu m'as quand même encouragé à aller là-bas ? reprocha Suni, glacial.
— Attends... Il t'a agressé ? demanda Mean d'un air incrédule.
— Non, il m'a proposé de jouer aux fléchettes, puis on a fait un Donjons et Dragons, ironisa Suni, sans joie.
— Je ne pensais pas...
— Quoi donc ? Qu'un dangereux vampire profiterait d'un danseur ignorant avec des rêves plein la tête ? continua durement Suni.
Au fond, peut-être était-il plus en colère contre lui-même de s'être laisser duper ainsi...
— Je ne pensais pas qu'il irait jusque là, grimaça piteusement son camarade.
L'arrogance s'était retirée à la faveur d'une sincère sollicitude.
— Et en quel honneur ?
— Ce traitement n'est réservé qu'aux danseurs plus expérimentés, pas aux première année. Et puis, selon mes sources, il n'est pas du genre à obtenir les choses par la force... Les élèves ne sont pas réticents à cet échange de faveurs, si tu vois ce que je veux dire.
Alors c'était ainsi. Il fallait se livrer corps et âme, jusqu'au sang, pour espérer caresser les monts étoilés de ce milieu avilissant. Un chemin semé d'épines s'ouvrait à lui, promesse d'une gloire amère. La déception l'accabla.
— Et oui, bienvenue au Chulalongkorn institute, proclama le danseur émérite d'un air désabusé. C'est comme ça que ça se passe, ici. À ces réceptions, c'est drogue et sexe illimités, mais aussi d'autres choses bien plus immorales... Maintenant, te voilà dans le secret des dieux.
— Une chance que je l'ai su à temps.
Suni n'arrivait pas à décolérer.
— Je suis désolé. J'aurais dû te prévenir. Je ne pensais pas que ça tournerait comme ça, je te le jure. Je croyais qu'il se limiterait à flirter, rien de plus. Est-ce que tu vas bien ?
— Je l'ai échappé belle... soupira le jeune homme, la gorge nouée.
La mine de chien battu de son aîné l'adoucit quelque peu. Aussi, peut-être pourrait-il enfin assouvir sa curiosité. Mean lui devait bien ça. Il balaya les lieux d'un regard prudent.
— Il faut que tu m'expliques quelque chose, par contre. Comment un vampire peut-il être directeur d'une école ? C'est de la folie, chuchota-t-il.
— Je ne sais pas... Personne ne sait. Sa présence ici est un secret bien gardé. L'information ne s'ébruite pas en dehors de l'enceinte de l'école. Seuls quelques danseurs triés sur le volet sont au courant... Félicitations, tu as rejoint la confrérie, ironisa Mean.
La nausée lui monta au bord des lèvres.
— Ça n'a aucun sens... Le scandale, si ça se savait...
— En place ! tonna la voix de la professeure de danse. On reprend la barre. Et je ne veux voir aucun intrus ici. Oui, je parle pour toi, Mean. Va plutôt exercer ta souplesse au lieu de draguer les première année.
Mean gloussa, peu vexé par la pique de la professeure. Il décocha un regard compatissant à son nouveau complice avant de déguerpir.
Cet après-midi là, Suni dansa fort mal, hanté par le souvenir du monstre penché sur sa gorge, mais aussi de cet étrange gardien de marbre...
Il ne pouvait plus ignorer qu'un univers occulte existait, juste là, tout près de lui. Il en avait été préservé jusqu'à présent, mais sa nature menaçante venait d'entrer par effraction dans sa tranquille réalité.
Il suivait vaguement les informations, comme tout le monde, mais sa grand-mère s'empressait toujours de couper la télévision, farouchement opposée à l'affreuse idée que la violence extérieure ne corrompe son innocence. De ce fait, il ne s'était jamais intéressé, de près ou de loin, à ce monde interlope et à ces créatures dangereuses, puissantes et mal-aimées depuis plus d'un siècle, dont la réputation était sans équivoque. Ces parasites n'avaient droit de cité nulle part, à l'exception de leurs quartiers miteux et malfamés, tanières abandonnées à la fange. Ainsi, rares étaient ceux à se hisser dans la société et à mener une vie décente.
Pour se protéger, il devait se documenter. L'aveuglement n'était plus tolérable. Aussi, et il ne l'avouerait jamais, cette monstruosité inhumaine dissimulée sous les traits d'une beauté trompeuse exerçait sur lui une troublante fascination...
L'envie d'explorer ce monde crépusculaire – ne serait-ce que jeter un léger coup d'œil sous le voile qui l'en séparait – n'avait jamais effleuré Suni. Aujourd'hui, c'était différent. La curiosité mordait son âme. Une porte s'était ouverte sur une contrée jusqu'alors intangible.
24 commentaires
Siha
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Il y a un an