Fyctia
3.2. Hot Blood
Chayan fit la leçon à son cadet, s'efforçant d'ignorer la faible créature allongée sur le canapé. Kao avait récidivé... Son école de danse était devenue son garde manger personnel ; quelques danseurs émérites se succédaient à leur porte pour se faire sucer le cou, parfois plus... et finissaient avec une bonne place au sein du conservatoire. Cet établissement était corrompu jusqu'à la moelle. Kao finirait par payer très cher cet arrangement, mais les mises en garde de Chayan tombaient dans l'oreille d'un sourd. Son crétin de frère ne pensait qu'aux avantages immédiats, balayant d'un revers de main les dangers qui guettaient.
Il lui ordonna de ne pas laisser de sang sur le canapé (un bijou d'antiquité, tout de même), avant de tourner les talons. Il refusait d'assister au tableau répugnant de son frère en train de se nourrir d'un petit humain insipide. Il n'avait qu'une hâte après cette soirée ratée : s'enfermer dans son bureau pour y lire toute la nuit.
Alors qu'il s'apprêtait à retrouver son antre, il intercepta, par mégarde, le regard du jeune humain. Une chose étrange se produisit, comme si on lui avait piqué le cœur avec une fine aiguille. Pour autant, cette troublante sensation ne suffit pas à le retenir de fuir.
Il retira son lourd manteau noir et s'installa à son bureau, bien résolu à se plonger dans le monde des livres. Seul loisir, avec la musique, encore capable de charmer son cœur sec. Il était d'une humeur massacrante. Kao était de plus en plus incontrôlable. Il se remémora avec une pointe de nostalgie leurs années humaines ; un songe lointain qu'on tente de rattraper du bout des doigts mais qui s'évanouit peu à peu. Kao avait été un humain fougueux et plein de rêves. Il n'en faisait toujours qu'à sa tête, mais avait bon cœur. Cette époque était définitivement révolue.
Que restait-il de lui aujourd'hui ? Et de Chayan ? Que subsistait-il de leur humanité perdue, si ce n'est des souvenirs vaporeux d'une vie antérieure ?
Lorsqu'ils s'étaient réveillés vampires, c'était comme quitter un rêve paisible pour rejoindre un monde de cauchemars. Chayan avait découvert avec effroi leur père mort dans son lit, la gorge tranchée. Le monstre qui les avait transformés n'avait fait preuve envers le vieil homme d'aucune clémence, ne lui offrant même pas le sursis d'une seconde vie. Au moins, lui et son frère étaient vivants, ou presque. Tels des nouveau-nés, ils avaient dû réapprendre à exister dans leur nouvelle enveloppe. D'humains fragiles, ils étaient passés à des êtres immortels et surpuissants ! Ils tenaient le monde dans le creux de leurs paumes, tels des dieux inconscients de leur pouvoir.
Ils conservaient un fragment de leur âme, mais au fil du temps, s'en étaient de plus en plus éloignés ; dérivant bien loin du rivage de leur humanité perdue. Ils avaient goûté tous les plaisirs que portait la Terre, sombrant toujours plus dans le vice et la déchéance. Chayan serait peut-être aujourd'hui comme Kao, un être sans foi ni loi, sans cette maudite sorcière. « Maudite sorcière. » Quelle ironie...
Il jeta un regard à la porte de son bureau laissée entrouverte. Pourquoi ne l'avait-il pas fermée ? Le cri soudain du gamin résonna dans la demeure, l'expulsant de ses noires pensées surgies du fond des âges. Il se crispa. La lecture de son recueil de poèmes l'attendait comme le plus doux des plaisirs, mais une force inconnue s'imposa à lui. Une image mentale pour être tout à fait exact : le regard du gamin. Un regard évoquant... la détresse ? Son attitude était loin de celles et ceux qui passaient habituellement sous les crocs de son frère, ravis de s'offrir à lui. Celui-ci semblait pur.
— Et merde...
Il se leva pour accourir dans le salon et fut plus que surpris de découvrir le jeune homme debout dans un coin de la pièce, tandis que Kao se tordait de douleur.
— Ce petit con m'a mis un coup de genou dans les couilles...
Le jeune garçon avait l'air paniqué. Son regard brillant alternait entre les deux vampires. Il tenta une percée dans l'entrée en repoussant Chayan pour s'échapper, mais celui-ci ne cilla pas, planté dans le sol avec la rigidité d'un vieux chêne.
Une chose inédite se produisit alors.
Chayan fut troublé par l'odeur du garçon. Qu'est-ce que...? Il se figea et ferma les yeux, voyageant soudain dans un lointain passé. Un champ de jasmins en pleine journée d'été lui apparût, exhalant une fragrance envoûtante. Une vision si précise qu'elle semblait réelle. Il pouvait toucher du bout des doigts les pétales duveteux et éprouver les rayons du soleil sur sa peau sans même souffrir. Un frisson de délice ancien le parcourut.
— Hé, où crois-tu aller comme ça ? articula Kao avec difficulté, d'un ton menaçant.
— Quitter cette maison de fous. Je vous dénoncerai ! cracha Suni, immobilisé par le rempart que formait la silhouette massive de Chayan.
Un rire malfaisant secoua la poitrine de Kao.
— Me dénoncer ? Comme tu es mignon. N'est-il pas mignon, Chayan ?
Kao traversa la pièce à une vitesse impressionnante, bondissant sur Suni pour tenter de lui saisir l'épaule, mais sa main ne rencontra que du vide : Chayan s'était éveillé de sa transe et avait plaqué l'humain au mur à la vitesse de l'éclair. De son corps, il lui offrit une protection contre l'agresseur.
— Qu'est-ce que tu fous ? se plaignit son frère.
— Ne le touche pas, ordonna Chayan d'une voix rauque.
En cet instant, il ne se reconnut pas.
— Pardon ?
— Tu vois bien qu'il n'est pas consentant.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? fulmina Kao.
Chayan sentait le jeune homme trembler contre son corps et son parfum saturer ses sens, l'envahir irrémédiablement. Il en était presque étourdi. Il se retourna avec lenteur pour faire face à son frère, tout en maintenant l'humain derrière lui.
— Je suis déjà assez patient pour te laisser baiser tes danseurs ici, mais là c'en est trop. Notre maison n'est pas un bordel.
— Depuis quand tu te préoccupes des humains ?
La question était légitime. Ça n'était pas arrivé depuis... depuis longtemps.
— Depuis que tu troubles ma tranquillité.
— Je m'en tape. Je veux ce garçon. Il est à moi.
À ces mots, Chayan sentit une colère sourde bouillir dans son sang.
— Il n'est pas à toi, gronda-t-il à voix basse. Maintenant pars d'ici et ne repose pas les mains sur lui, si tu ne veux pas subir ma colère.
Kao grogna en montrant les dents, comme un chien enragé. Chayan ne se laissa guère impressionner. Il avait toujours été le plus autoritaire d'entre les deux, il ne servait à rien de se mesurer à lui.
— Si tu veux du sang frais, va au Hot Blood.
Les deux frères se toisèrent longuement avec défi. Seule la respiration frémissante de Suni écorchait le silence. Kao finit par capituler. Il quitta la maison en grommelant de mécontentement, comme un enfant capricieux et boudeur à qui l'on aurait retiré une friandise de la bouche. Il allait rejoindre, sans nul doute, les bas-fonds de la ville, là où les humains ne rechignaient pas à s'avilir.
Chayan se retourna vers la créature apeurée.
17 commentaires
Marion_B
-
Il y a un an
MIMYGEIGNARDE
-
Il y a un an