Fyctia
2.1. Le danseur
De nos jours, île de Koh Kret, Thaïlande.
Son cœur battait furieusement dans sa poitrine. Des lambeaux de sa peau brûlaient encore, léchés par des flammes impalpables. Suni venait de se libérer d'un cauchemar terrifiant comme on échappe de peu à la main glacée de la mort.
Il ouvrit la petite fenêtre au-dessus de son lit pour glaner de la fraîcheur et admirer le paisible paysage de l'aube, laissant ses poumons s'emplir de l'air pur de la campagne. Il ne se lasserait jamais de cette vue privilégiée sur le Chao Phraya ; les bateaux typiques à longue queue quittaient peu à peu leur immobilité nocturne et les fenêtres des maisonnettes s'éclairaient une à une, signe que le village s'éveillait en douceur. La lune, brillant encore dans un ciel à la blancheur naissante, se reflétait sur l'onde du fleuve. Cet entre-deux crépusculaire était d'une beauté saisissante, presque surnaturelle.
Son rythme cardiaque commençait enfin à se stabiliser.
Giselle*, sa petite chatte blanche, sauta sur ses genoux pour mendier des caresses. Il la gratouilla quelques minutes avant de retrouver sa grand-mère, occupée à disposer ses poteries artisanales sur le palier de leur maison sur pilotis. Ses lourds cheveux blancs étaient relevés en un chignon épais. Une robe fleurie habillait sa silhouette ronde et un chapeau de paille couvrait sa tête.
Il la salua avec nonchalance, échouant à retenir un bâillement.
— Bonjour, Khun Yâa.*
— Tu as encore fait un cauchemar, c'est ça ? présuma-t-elle d'une voix rauque, saturée par des années de tabagisme.
Suni soupira d'agacement. Sa grand-mère paternelle devinait tout, c'en était effrayant. À son âge, il escomptait naturellement lui cacher quelques aspects de sa vie – autant dire la plupart – mais il fallait user des plus ingénieux stratagèmes pour se soustraire à la sagacité de son aînée, dont la suspicion à son égard était une seconde nature.
— Je ne voulais pas traîner au lit, mentit-il en haussant les épaules.
Amnuay arqua un sourcil.
— Mais bien sûr ! Tu me ferais croire que tu es devenu soudain matinal ! Mamie Amnuay n'est pas si bête, mon petit, le rabroua-t-elle en tirant d'un index fripé la peau sous son œil.
Suni dut se résigner, vaincu par la clairvoyance de son aïeule.
— Alors, c'était quoi, cette fois ? reprit Amnuay, en infatigable inquisitrice.
— Du feu.
— Eh bien, c'est nouveau. En général, tu as peur de te retrouver tout nu sur scène. Tes rêves deviennent bien plus dangereux, dis-moi, se moqua-telle.
— Khun Yâa ! s'outra Suni à la mention de ce rêve ridicule qui revenait avec une humiliante régularité.
En réalité, les cauchemars enflammés n'étaient pas inédits. Pour une obscure raison, il préférait garder ses terreurs nocturnes sous silence.
Mieux valait oublier ces monstres incandescents, hauts comme des murailles, ces hurlements stridents ; moribondes incantations. Cette sensation intolérable de se consumer. Songer à cette indescriptible torture faisait frissonner ses os. Il se concentra sur une image familière aux vertus apaisantes : Amnuay s'appliquait à installer sa petite boutique avec des gestes minutieux, tout en fumant sa pipe ; les touristes allaient bientôt affluer par le premier ferry de la journée. Suni se laissa bercer par ce rituel précis et délicat.
— C'est ton école de danse qui te tracasse ? reprit-elle. Tu passes un test important aujourd'hui, après tout.
— Peut-être, oui... admit Suni.
Même s'il pressentait que son rêve n'avait rien à voir. Les flammes s'emparaient de ses nuits depuis sa plus tendre enfance, sans qu'il ne parvienne jamais à identifier la source de ce brûlant tourment.
— Je n'aime pas beaucoup cette école, tu sais, pleine de petits bourgeois. Tu pourrais faire de la danse traditionnelle, au lieu de jouer au petit rat de l'Opéra. On n'a pas besoin de se conformer aux modes occidentales, maugréa Amnuay.
— Khun Yâa ! Je ne vais pas renoncer à ma passion par peur de froisser nos ancêtres.
— Bah ! Qu'est-ce que je peux y faire ? Mais je n'aime pas ces gens, marmonna-t-elle. Ils se croient supérieurs à nous autres. Reste sur tes gardes, c'est compris ?
Sa grand-mère l'avait épuisé pour la journée avec ses sermons. Il ne lui restait plus qu'à retourner se coucher : encore quelques heures avant de se risquer dans le virage décisif de sa jeune carrière.
Il traversa la maison pour gagner la chambre de Lamaï, sa meilleure amie et colocataire.
Suni l'entendait pianoter frénétiquement sur son ordinateur.
— Lamaï ? Est-ce que ça va ? demanda-t-il en poussant la porte.
À peine vêtue d'une culotte et d'un débardeur, la jeune femme semblait absorbée par son écran. Ses longs cheveux noirs s'écoulaient en cascade désordonnée dans le creux de son dos. Elle retira son casque et, arrachée à sa transe 2.0, lança un regard surpris à son ami.
— Quoi ? grommela-t-elle.
— Pourquoi tu es levée si tôt ? Tu es tombée du lit ?
— Je te retourne la question, Su.
— Cauchemar, répondit Suni, fuyant. Et toi, c'est quoi ton excuse ?
— J'arrive pas à dormir. J'ai joué à League of Legends toute la nuit. Défoncer des connards de masculinistes en ligne, ça soulage, t'imagines pas.
Suni pouffa de rire. Lamaï n'avait décidément rien d'une jeune fille conventionnelle. Elle était belle et féminine, mais possédait aussi un langage de charretier. Férue de jeux vidéo et de code informatique, elle en avait même fait son métier. Une femme étonnante, dont Suni ne pouvait se passer. Depuis l'enfance, c'est Lamaï qui le protégeait quand il se faisait malmener ; on lui reprochait sa timidité, sa réserve. On le condamnait pour son visage trop délicat. Elle avait toujours été sa seule véritable amie. Sœur d'adoption, jumelle de cœur. Entre orphelins, ils se comprenaient.
— Tu veux dormir avec moi ? Il te reste quelques heures, non ? Tu dois être en forme pour ton test.
Suni accepta. Dans la chambre, une vraie pagaille l'accueillit. Des vêtements, des bibelots, un cendrier et de la paperasse gisaient au sol. Lamaï s'allongea sous les couvertures et lui ouvrit les bras, l'invitant à la rejoindre. Suni ne se fit pas prier pour se nicher dans cette étreinte réconfortante.
Le jeune homme était soucieux. Dans quelques heures, il tenterait de se hisser au sein du corps de ballet, composé de plusieurs échelons. Actuellement quadrille, il visait la place de coryphée. Les premiers ne dansaient jamais qu'en groupe, tandis que les seconds gagnaient un privilège considérable : le rôle tant convoité de soliste. C'était son objectif, après un an de stage au sein du prestigieux conservatoire de danse. Dans sa tête, la musique du Fantôme de l'opéra se lança. L'envoûtante mélodie prit aussitôt possession de son être. Il parvint à se rendormir, l'esprit peuplé de pas de danse.
Cette fois, aucune flamme menaçante ne vint troubler son sommeil.
***
* Référence au ballet romantique éponyme composé par Adolphe Adam
* Grand-mère paternelle en thaï
19 commentaires
Nicolas Bonin
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Il y a un an
Marion_B
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Il y a un an
MIMYGEIGNARDE
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Il y a un an
Mary Lev
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Il y a un an