MIMYGEIGNARDE Old Souls 1.3. Naissance

1.3. Naissance

— Je suis désolé, je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise, s'excusa piteusement monsieur Talbot.

— Mes fils sont toujours en train de se chamailler. Kao provoque, Chayan gronde, mais ils s'adorent, le rassura Boonsak.


Des servantes arrivaient déjà avec la suite du repas.


— Si je puis poursuivre les conversations à bâtons rompus... J'ai cru comprendre que Kao avait été adopté tout jeune ?

— C'est exact. Vous savez... Ma femme est morte en couches. Chayan a été seul pendant si longtemps. Et moi je m'occupais de l'exploitation, avide de travail. Un jour, je suis tombé sur ce petit chapardeur de Kao, âgé de tout juste huit ans, qui se servait parmi les pommiers. Je l'ai laissé revenir plusieurs fois, je l'ai nourri, logé... Puis j'ai décidé de l'adopter. Il avait besoin de nous, et nous, sans le savoir, avions besoin de lui.

— Une si belle histoire... s'émut l'invité d'un ton affecté, presque artificiel.


Tout le long de cet échange, Chayan et Kao s'étaient toisés avec défi. Chayan tentait de dissuader son cadet de commettre un acte regrettable. Celui-ci n'en faisait jamais qu'à sa tête. Plus son aîné le lui interdisait, plus il sautait à pieds joints dans les ennuis.


— Et vous monsieur Talbot, vous n'êtes pas marié ? se renseigna subitement Kao avec un air de grand intérêt.

— Non.

— Comment se fait-il ? Un homme aussi charmant que vous ?

— Eh bien, eh bien ! rit monsieur Talbot en s'essuyant la bouche, je vois que je suis entouré de flatteurs, ce soir.


Kao était impossible.


— J'aime l'aventure, j'aime voyager. J'aime l'amour, bien sûr, mais l'emprisonnement que nous inflige le mariage ? Très peu pour moi.

— Vous préférez écumer l'Asie en quête de belles fleurs ? minauda Kao.


Les yeux de David Talbot s'étrécirent, une lueur fauve traversa à nouveau ses pupilles, aussi furtive qu'une étincelle. Boonsak souriait à cette conversation cordiale, ne percevant rien des sous-entendus échangés depuis le début.


Le père de Chayan avait toujours été un incorrigible naïf. Il ne voyait le mal nulle part ; cultivant l'optimisme aussi certainement que le jasmin. Il se doutait des inclinations peu conventionnelles de ses fils, mais n'avait jamais évoqué ce sujet tabou, préférant détourner le regard et espérer leur mariage avec une héritière fortunée, un jour prochain.


— On peut dire ça... souffla David Talbot sans quitter Kao des yeux.


Chayan sut qu'il ne pourrait empêcher Kao de jouer avec le feu. Ce n'était pas son affaire, si son frère désirait tutoyer le danger. Peut-être affabulait-il. Toutefois, il y avait un je-ne-sais-quoi dans l'attitude de leur invité qui inclinait à la réserve. 


— Et maintenant, la surprise du chef, une glace saveur jasmin !

— Oh ! Mais quel ravissement ! s'exclama Talbot avec un enthousiasme démesuré pour la circonstance.


Ils dégustèrent ce mets délicat tout en conversant sur la manière de cultiver la fleur exotique.


— Sachez, mon cher Talbot, que c'est tout un art. Il faut recueillir la fleur à l'aube, prendre les boutons puis séparer délicatement les fleurs matures du feuillage vert et de la tige. Ensuite, l'étape la plus complexe, l'effleurage...


Chayan n'écoutait déjà plus les explications assommantes de son père, perdu dans des pensées aussi sombres que le fond du Chao Phraya. Il ne voulait pas reprendre l'exploitation. Il nourrissait certes une certaine hostilité à l'égard de ce Talbot, mais il enviait aussi son mode de vie libre. Chayan rêvait d'ailleurs et d'aventure. Pour l'heure, cependant, il devait prendre soin de son père vieillissant et garder un œil sur son frère trop téméraire.


— Chayan ? Aurez-vous l'amabilité de me montrer la plantation ? le pria David Talbot d'une voix doucereuse.


Boonsak le couvait d'un regard bienveillant. Comment décliner sans prendre le risque de décevoir un père si aimant ?


— Oui, bien sûr. Allons-y, accepta-t-il de mauvaise grâce, un étrange pressentiment installé au fond de la poitrine.


La plantation de jasmin s'étendait sur des centaines et des centaines de mètres. Seule la lune illuminait, de ses intenses rayons d'argent, les pétales blancs moirés de rose. Pleinement satisfait, Monsieur Talbot souriait à ce tableau de toute beauté, se gorgeant de l'odeur entêtante qui régnait. Chayan et Kao se tenaient à ses côtés, attentifs aux réactions de l'homme d'affaires.


— Cet endroit est enchanteur... Un véritable ravissement des sens, loua-t-il en faisant tourner la liqueur ambrée de son verre de Whisky.

— La Thaïlande possède beaucoup de trésors, n'est-ce pas ? rebondit Kao avec vanité.


L'étranger cessa de contempler le paysage pour poser des yeux pétillants d'intérêt sur le jeune audacieux.


— Comment prétendre le contraire alors que je m'entretiens avec d'aussi beaux jeunes hommes ?

— Ah oui ? Vous aimez ce que vous voyez ? murmura Kao en s'approchant, dévoilant définitivement ses intentions séductrices.

— Oh, que oui...


Talbot se pencha et renifla le cou de Kao. Chayan écarquilla les yeux de surprise à cet acte soudain, proche de la bestialité. Puis il souffla, feignant l'indifférence. Que son frère fricote avec l'étranger si ça lui chantait, cela ne le regardait plus. Il fut au moins rassuré par une chose, les secrets n'étaient jamais aussi bien gardés que lorsqu'ils étaient partagés...


— Je vais rejoindre mes appartements, si vous le voulez bien. Enchanté de vous avoir rencontré, monsieur Talbot, et je vous souhaite de conclure une bonne affaire avec mon père.


Si ce n'est avec mon frère, pensa-t-il, mesquin.


Chayan tourna les talons. Il jeta un dernier regard d'avertissement à son cadet, lui intimant tout de même la prudence.


— Allons, allons... Vous partez déjà ? Qui vous a dit que vous le pouviez ? susurra Talbot d'un ton dangereux sans se détourner du cou offert.

— Je vous demande pardon ?

— Vous allez manquer la fête...


Chayan n'eut pas le temps de comprendre ces mots sibyllins, ni de réagir, que le marchand se jetait sur sa proie. Son verre de Whisky se renversa sur l'herbe tandis qu'il fondait sur la gorge de Kao pour y planter des crocs si blancs que la lune s'y refléta. Kao poussa un cri mais Talbot le fit taire d'une main implacable en écrasant sa bouche. Chayan s'élança pour tenter de dégager son frère de l'emprise de son agresseur, mais il était bien trop fort. Il fut repoussé sans effort, comme s'il ne pesait guère plus qu'une plume.


Chayan gronda de rage et s'empara du verre abandonné au sol qu'il brisa sur la tête de l'homme, tentant d'inciser sa chair. L'animal, ou le monstre – il ne savait ce qu'il était – demeurait imperturbable. Son arme de fortune n'occasionna même pas une égratignure sur la peau dure et froide. Du sang s'échappait de la gorge de Kao en provoquant un gargouillis répugnant.


— Kao ! cria Chayan, désespéré.


Impuissant.


Il ne pouvait qu'observer avec effarement la bête sauvage se nourrir à la gorge de son frère, dont les yeux s'étaient fermés pour l'éternité. Sa peau d'ordinaire blanche et lumineuse était aussi livide qu'une grise matinée d'hiver.

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29 commentaires

Nicolas Bonin

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Il y a un an

J'avais oublié de te dire que la surprise finale était de taille !

Sarah B

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Il y a un an

J'avoue avoir senti le coup venir, mais cela ne m'a pas empêché d'apprécier ma lecture et d'être triste pour Chayan qui ne peut rien faire pour aider son frère.

MIMYGEIGNARDE

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Il y a un an

C'est normal que le lecteur le sente oui, car l'ambiance est assez "Entretien avec un vampire" et puis mon résumé donne des indices. Mais c'est horrible de le savoir et de voir les personnages tomber dans le piège quand même... Il y a un côté inexorable.

Cécile Marsan

-

Il y a un an

Quelle horreur ! Mais pourquoi il fait ça ce David ! S'il voulait les Jasmins c'est mort ! Bon par contre je l'avais bien senti venir, ça a l'air d'être un vampire...

MIMYGEIGNARDE

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Il y a un an

Visiblement ce n'est pas le jasmin qui l'intéresse...

Marion_B

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Il y a un an

Je rigole car je dois avoir des beugs de connections.. Le commentaire que je t'avais laissé ici a atterri sur le chapitre précédent...

Chris Vlam

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Il y a un an

Je m'attendais à un vampire, pas à la mort de Kao. Zut.

Mary Lev

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Il y a un an

Une fin aussi brutale qu’inattendue. Grâce à ton prologue on comprend très vite la nature de David. Mais on s’était attachés à Kao et tu nous l’arrache très vite et très fort ça fait mal 😣

Siha

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Il y a un an

Je suis triste j'aimais aussi beaucoup Kao !! :'(

Eva Boh

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Il y a un an

Je n’ai pas envie de commenter, j’ai juste envie de me laisser porter par ma lecture. C’est dire à quel point ce texte est déjà fini, à mes yeux. Il ne s’agit pas d’un premier jet en cours de rédaction !
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