Fyctia
1.1. Naissance
Notre amour est un vieil amour, bébé
Plus vieux que nos âges réunis
J'ai vu dans de jeunes yeux étranges
Des larmes familières
Nous sommes de vieilles âmes dans une nouvelle vie, bébé
Old Souls - Paul Williams
***
TREIZE ANS PLUS TÔT
Bangkok, ancienne Thaïlande, quartier de Thonburi, 1852
La nuit tombait doucement sur Bangkok, tissant son voile d'aquarelle coutumier ; camaïeu de rose tendre et de bleu nacré. Des marchands amarraient leur bateau entre les khlongs, ces canaux étroits typiques de la capitale. Près du port, les stands de nourriture attiraient déjà les travailleurs venus se restaurer après leur longue et pesante journée de labeur.
Chayan Ahunai, jeune noble thaïlandais d'origine chinoise, contemplait ce tableau familier depuis sa chambre, la mine sombre. D'une splendeur irréelle, la lumière du soir reflétée sur le fleuve de Chao Phraya échouait pourtant à adoucir son humeur.
Son père recevait ce soir encore un de ces commerçants anglais, énième boutiquier lugubre obsédé par la valeur des fleurs de jasmin. Depuis la signature du traité d'amitié entre les deux pays, les Anglais affluaient telles des nuées d'oiseaux migrateurs, prêts à picorer de leur bec aiguisé et opportuniste les célèbres récoltes odorantes cultivées en Thaïlande pour le compte de l'empire britannique.
Le jasmin !
Cette denrée rare que les Occidentaux ne parvenaient guère, malgré tous leurs lamentables efforts, à cultiver. Les secrets de cette fleur exotique leur échappaient inexorablement. Ils venaient donc s'abreuver à la source de son exploitation, en terre asiatique, entendant bien prendre part à l'industrie florissante de la parfumerie européenne.
Le père de Chayan était tombé amoureux de cette fleur qu'il associait à sa femme ; une Chinoise aussi douce et belle que le jour, dont la famille possédait d'immenses plantations dans la province de Jiangsu. Boonsak avait emporté sur sa terre natale sa nouvelle épouse ainsi que les secrets du jasmin.
Mais le malheur frappa sans s'annoncer : Mòlihuā* exhala son dernier souffle en donnant naissance à son unique descendant. Chayan ne savait rien d'elle, en dehors des quelques histoires que son vieux père racontait parfois le soir autour d'une liqueur. Son enfance n'avait pas été malheureuse, seulement solitaire ; hantée par le fantôme doux-amer d'une mère absente et la fragrance entêtante du jasmin. Celle-ci s'était comme gravée dans sa chair.
Il soupira, lassé d'avance par la conversation de ce nouveau magnat de la parfumerie qui rejoindrait leur table au dîner. Il ne supportait plus ces vieux bonhommes à la face grise et chiffonnée, coiffés de chapeaux haut de forme et vêtus de costumes queue de pie ridicules. Cette mode victorienne était affreuse ! Et pourtant, la population thaïlandaise s'y était mise depuis que la cour du Roi Mongkut avait adopté les coutumes occidentales.
— On rêvasse encore, grand frère ?
La voix moqueuse de Kao, son frère adoptif, le tira de ses pensées. Chayan se détourna de la fenêtre et considéra le jeune homme apparu dans l'embrasure de la porte. Il arborait un ensemble assez sobre, tout comme lui. Sa longue redingote noire habillait un gilet gris, cintré à la perfection sur une éclatante chemise blanche. Des bottines vernies achevaient de sublimer cette tenue soignée. Kao était élégant en diable. Sur son visage de porcelaine, des lèvres charnues et des yeux sombres se dessinaient, à la fois doux et dangereux. Il donnait constamment l'impression de préparer un mauvais coup.
Son père l'avait recueilli alors que Chayan était âgé de dix ans. À l'époque, Kao n'était qu'un petit vagabond à peine plus jeune, au visage crasseux et aux vêtements poussiéreux. Chayan désespérait de communiquer avec cet intrus si peu éduqué, revêche et incontrôlable, tout droit sorti d'un monde d'abjections ; les quartiers pauvres, où on priait pour sa survie à chaque minute.
Un soir, Chayan s'était installé au piano pour jouer un air de Beethoven. Les cris du sauvageon avaient cessé aussitôt, dissous dans la beauté de la mélodie. Assis à même le sol du petit salon, réduit au silence par le sortilège de la musique, il avait sagement écouté son aîné.
Dès lors, Chayan et Kao avaient noué une relation solide, bien que conflictuelle et empreinte de rivalité.
— Le vautour est-il déjà arrivé ? s'enquit Chayan d'un air détaché auprès de son jeune frère.
— Oui. Il est en bas avec père. Tu seras étonné...
— Qu'est-ce qui pourrait bien m'étonner ? Porte-t-il une tenue plus ridicule encore que le précédent ?
Kao esquissa un sourire narquois.
— Pas tout à fait...
— Cette soirée m'ennuie déjà au plus haut point, soupira dramatiquement Chayan en se laissant tomber dans un fauteuil.
— Je pense qu'on va bien s'amuser, au contraire.
Chayan fronça les sourcils. Les insinuations de Kao commençaient à piquer sa curiosité.
— Eh bien, parle ! s'impatienta-t-il.
— Je préfère que tu le découvres par toi-même.
Sur ces paroles énigmatiques, Kao tourna les talons pour rejoindre le grand salon où attendaient déjà son père et ce mystérieux invité. Chayan tritura la manche de sa redingote noire, quelque peu nerveux. Ces dîners d'apparat étaient toujours les mêmes : paroles courtoises, compliments hypocrites sur la culture locale et négociation musclée sous couvert de servilité. C'était là le travail de son père, après tout... La famille Ahunai vivait de cette affaire plus que prospère grâce à l'essor du commerce international et de la parfumerie de luxe.
Toutefois, cette aisance financière et cette illustre réputation n'empêchaient pas Chayan de s'ennuyer terriblement. Ce petit noble mélancolique, à qui on reprochait parfois la suffisance, ne savait comment se distraire dans un monde où tout lui était servi sur un plateau d'argent. Heureusement, il trouvait l'adrénaline dans les défis que lui lançait Kao. Cette crapule vaniteuse et insolente apportait un peu de relief à sa vie fade, trop rangée et oisive.
Il lut quelques pages d'un recueil de poèmes, précieux héritage de sa mère, avant de se décider à faire ce qu'on attendait de lui.
Il se contempla dans le miroir, lissant son gilet bordeaux. On le disait bel homme. Son reflet lui renvoyait un visage anguleux, fier. Sa mâchoire bien définie, toute masculine, se fendait de fines lèvres malicieuses. Ses yeux de chat, deux orbes insondables, lui conféraient une expression de profonde réflexion. Avait-il de la profondeur, ou n'était-ce qu'une image pour combler le vide qu'il ressentait ?
Il afficha un sourire factice mais assuré, pétri d'orgueil, puis descendit les escaliers d'un pas morne, oreille tendue sur les fragments de conversation en provenance du rez-de-chaussée. Quand il pénétra dans le salon, trois hommes se tournèrent vers lui. Kao, l'air espiègle, comme toujours, son père – dont les tempes semblaient encore plus grisonnantes que la veille –, accoutré de cet immonde costume queue de pie, et à ses côtés... un charmant inconnu, jeune, aux traits harmonieux.
En effet, c'était inattendu.
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Emmy Jolly
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Il y a un an
Nicolas Bonin
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