Fyctia
Chapitre 2 – Velouté d’asperge
D’un geste ample de la main, Nicolas invite les quatre amis à le suivre.
Il jette un regard par-dessus son épaule et observe les jeunes gens que le destin a mis sur sa route. En un instant, il parvient à les cataloguer, les ranger dans une petite case dont ils auront du mal à s’extraire. Leur jeunesse flétrira vite : leurs idées sont aussi lisses que leurs cheveux, leurs rires sonnent faux. Ses mains le démangent, ses doigts se crispent tant l’envie grandit déjà en lui de convertir cette vacuité en beauté éternelle. Leur désintérêt manifeste sur ce qu’il tente de leur montrer lui fait grincer des dents.
Seule la jeune femme réservée lui semble plus perspicace que les autres, peut-être est-ce ce décalage qui l’intrigue depuis qu’elle a franchi le seuil de sa maison. Elle ne semble pas à sa place parmi eux. L’un des sportifs , il n’a pas su retenir le nom, interchangeable avec celui de son comparse probablement, se met à bailler bruyamment sans mettre sa main devant sa bouche, faisant fi de la plus élémentaires des politesses; les lèvres de Nicolas frémissent avant de se pincent.
Elles s’étirent en ce qui s’apparente à un large sourire, perdu au milieu de cette masse de poils blancs qu’il ne dompte qu’en de rares occasions. Il voulait leur montrer le coeur de sa demeure, mais sa main reste en suspens à quelques centimètres de la poignée en laiton. Ils ne sont pas encore prêts. Il bifurque vers eux. Ce soir, il sera l’hôte parfait.
— Nous allons pouvoir passer à table, déclare-t-t-il. Le dîner est prêt.
— Et qui y a-t-il derrière cette porte ? ose le questionner Kathleen, curieuse.
Nicolas ne dit rien, se contente de lui sourire. Celle-ci est assurément la plus intéressante du groupe. Il pense à toutes les réponses qu’il pourrait faire, mais il risquerait de les effrayer, ou pire de les faire fuir, alors même qu’ils ont à peine posé leurs bagages.
— Pas la cuisine, en tout cas, réplique-t-il.
Nicolas les invite à nouveau à le suivre, et les conduit dans la salle à manger. A la vérité, cette pièce est semblable au reste de la demeure, un mélange de vieilleries poussiéreuses et de tableaux réalisés par ses soins, à la différence que trônent sur le vaisselier et la commode quelques unes de ses plus belles réalisations.
Celles qui l’aident à supporter la solitude, quand ses bras glacials se referment autour de son corps âgé. Le parquet grince sous leurs pas, alors qu’ils prennent place autour de la massive table en bois. Il aurait voulu leur conter comment son père l’avait façonné de ses mains, de ses mains qui ne servaient pas qu’à battre sa pauvre mère. Avant même l’arrivée du potage, les jeunes gens s’agacent, pianotant sur un portable qui semble une extension de leur bras.
— Ca ne capte pas ici, les informe-t-il.
— Comment ça ? s’exclame Jackie.
Son visage rougi par la contrariété lui donne aussitôt envie d’enfoncer le couteau dans la plaie. Et de le remuer très lentement. Leur sens des priorités est bien différent du sien. Est-il seulement encore temps de leur apprendre la valeur des choses, l’importance de la vraie beauté dans un monde qui en est si étrangement dénuée ? Il l’ignore, mais il ne leur laisse pas vraiment le choix. Ils ont encore tant à voir et à apprendre, durant leur séjour qui ne sera que trop bref.
— Pas d’internet, pas de portable, pas de télévision, ici.
Ses mots claquent comme une sentence irrévocable.
— Et s’il se passe quelque chose de grave ? s’emporte la petite fille capricieuse. Je ne sais pas moi, un accident… L’un de nous pourrait très bien se tordre la cheville et avoir besoin de soins, ou pire encore...
— Rassurez-moi, mademoiselle, je ne vis pas à l’âge de pierre, nous avons le téléphone et il y a un hôpital près d’ici.
— Quand vous dites « près », vous voulez dire à quelle distance ? s’enquiert Kaithleen, soudain concernée, en reposant sa cuillère.
— Moins d’une heure de route… Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, aucun d’entre vous n’a prévu de se blesser durant les jours qui viennent, n’est-ce pas ?
Les amis hochent la tête, ne contredisent pas leur hôte qui part chercher le plat de résistance. En son absence, les jeunes gens en profitent pour échanger des regards espiègles ou effrayés, selon la propension de chacun d’aimer les bêtes empaillées, accrochées au mur ou reposant sur le buffet.
— Ils me fichent la trouille, grommelle Jackie entre ses dents.
Ils semblent vivants avec des yeux si expressifs que la jeune fille s’attend à les voir jaillir de leur présentoir et se à jeter sauvagement sur elle.
— Tu as peur de quoi ? Qu’ils viennent te grignoter les pieds pendant la nuit ? plaisante Jeff, son petit ami.
— Pourtant, enchérit Travis, elle n’a pas peur du grand méchant loup d’habitude…
Sur ces mots, Nicolas revient, tenant entre ses mains un plat dont il n’est pas peu fier. Leurs plaisanteries résonnent entre les parois en bois de sa demeure, l’emplissent d’une vie qui s’insinue étrangement. Il peut se passer de longs mois avant que ses chambres d’hôte ne se remplissent. Heureusement sa femme est toujours près de lui.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Travis, le nez plissé.
— Du lièvre.
La moue dégoûtée qui s’affiche sur leurs lèvres n’échappe pas au vieux monsieur. S’ils avaient connu la guerre, ils feraient moins la fine bouche.
— Et je l’ai tué moi-même, précise Nicolas, en s’amusant par avance de leur réaction.
— Pourquoi empaillez-vous les animaux ? questionne cependant Kaithleen, en portant une fourchette de gibier à sa bouche.
Seule cette jeune fille fait honneur à son plat, alors que les autres tripotent leur nourriture du bout de la fourchette, comme s’il avait décidé de les empoisonner. Il la regarde, son intérêt pour son art ne semble pas feint. Au contraire.
— Parce qu’ainsi ils ne me quittent jamais, répond-il dans un souffle.
2 commentaires
Nascana
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Il y a 3 ans
cedemro
-
Il y a 3 ans