Fyctia
Emportée par la foule...
Le métro grondait sous ses pieds alors que Bastienne descendait déjà les marches de la station. Elle frissonna, plus à cause de la pluie qui s’était insinuée sous le col de son manteau qu’à cause du froid. Sale temps, se dit-elle. Et puis ce mariage…
Le café et l’annonce de Romain résonnaient encore dans sa tête, comme un écho persistant qui refusait de s’éteindre. Pourtant, cela faisait bien un quart d’heure qu’elle marchait seule et avait eu des dizaines de distractions possibles dans la rue Lamarck, entre les automobilistes qui passaient à l’orange, les musiques qui s’échappaient des boutiques, les vélos qui lançaient leurs trilles et les flaques d’eau à éviter au dernier moment comme si elles avaient surgi à l’improviste.
Elle composta son ticket et passa les tourniquets machinalement, son regard commençant à se perdre dans la masse de gens autour d’elle mais ses oreilles bourdonnant encore de ce « Je vais me marier ».
Pourquoi se sentait-elle ainsi ? Pourquoi cette annonce la perturbait-elle autant ? Avait-elle peur de perdre Romain, son meilleur ami ? Détestait-elle Héloïse ? Elle l’avait croisé une ou deux fois, mais n’avait pas remarqué que son Romain y accordait une attention majeure. Pourtant, elle le connaissait bien, ce chevalier-dragon avec qui elle partageait une amitié solide depuis des années. Marches de béton pour descendre sur le quai de la ligne 13. Solide comme du roc leur amitié. Murs gris et miséreux avachis contre eux, tendant une main en quête d’un peu de miséricorde. Solide comme un mur de béton. Le quai, les sièges, les néons, les murs carrelés. Tout carrelé, le mur. Le panneau « Guy Môquet » tout bleu. Carreaux blancs, panneau bleu. Jolie fissure murale entre « Guy » et « Môquet ».
Les portes du métro s’ouvrirent avec un sifflement, et Bastienne s’engouffra à l’intérieur, cherchant immédiatement un coin tranquille. La rame était hélas bondée, pleine de visages fatigués et anonymes, remplie de gens pressés les uns contre les autres, grouillante non pas de vie mais de survivance. Bastienne se trouva un coin près d’une vitre, debout. Tournant le dos à la multitude, elle fixa pendant plusieurs minutes son reflet brouillé par les griffures qui zébraient la vitre. Plusieurs fois, les lumières clignotantes du tunnel remplacèrent son visage par des halos de lampes stroboscopiques. Elle essaya de repenser au projet sur lequel elle travaillait en ce moment. Un parking souterrain. Trois niveaux. Le client voulait maximiser le nombre de places. Elle avait dessiné les piliers de soutènement et les cages d’escalier. En réduisant un peu les piliers et en enlevant un accès, on gagnait une demi-place, de quoi garer une moitié de voiture, une moitié seulement…
Elle inspira profondément, fermant les yeux un instant. Pourquoi Romain avait-il été si hésitant, presque gêné, en lui annonçant son mariage ? Cela n’avait pas de sens. Ils étaient amis depuis toujours, partageant des souvenirs d’enfance, des secrets, des rires et des pleurs. Ils s’étaient toujours tout dit et il n’y avait jamais eu de malentendu, jamais de sous-entendu. Alors pourquoi ce malaise maintenant ? Mais était-ce lui ou elle qui avait été mal à l’aise ? Ou Romain s’était-il soudainement trouvé gêné parce qu’il avait vu qu’elle-même l’était devenu ? Ou bien l’inverse ? Elle ne savait plus, la scène commençait à se brouiller.
La rame s’ébranla, et elle ouvrit les yeux : d’autres passagers venaient d’entrer. Des visages fermés, des regards absents. Elle se sentit soudain oppressée, désireuse de s’échapper, de retrouver la solitude rassurante de son petit appartement. Elle aimait être seule, seule dans le silence de sa musique, seule dans l’univers de ses livres, seule dans la multitude de ses pensées. Les foules la gênaient, depuis toujours. Les profs avaient plusieurs fois signalé sa réserve : « participez davantage et vous progresserez, prenez confiance en vous, osez prendre la parole en classe, sortez de votre réserve pour vous épanouir dans vos apprentissages. »
Penser aux profs, lui fit repenser à Madame Lemoine, et à la conversation au café qui avait suivi. Elle lui avait demandé s’il aimait Héloïse. Il n’avait pas répondu. Voilà ! C’est ça qui la gênait elle, elle venait de mettre le doigt dessus. D’un autre côté, il n’avait pas eu le temps de répondre, distrait par un appel téléphonique de sa mère. Mais un « oui » prend une seconde. Même quand c’est sa mère au téléphone.
Le métro s’arrêta à sa station, et elle se glissa hors de la rame, se faufilant avec réticence entre les passagers agglutinés. Dehors, la pluie continuait de tomber, un petit rideau de perles grises qui permettait à peine de voir où l’on posait ses pas et qui laissait le reste de la ville floue et indistincte. Elle marcha rapidement, tête baissée, évitant les flaques et se dirigeant au jugé vers l’entrée de son immeuble.
Il faut dire qu’un des défauts de Romain c’était de ne pas savoir dire « non ». Alors il n’avait sans doute pas dit « non » à sa mère lorsque, consultant son petit agenda virtuel, elle avait dû évoquer son horloge biologique et celle d’Héloïse : le moment idéal pour parfaire leur situation sociale à ces jeunes tourtereaux. Ah, digicode pourri qui se détraque sous la pluie ! Il n’avait pas non plus dû dire « non » à son père qui avait sûrement mis en valeur le capital financier de la promise. Pas de courrier dans la boîte aux lettres dans le hall de l’immeuble. Et bien entendu, il n’avait certainement pas dit « non » à Héloïse. Escaliers, marches de bois. C’était d’ailleurs sûrement elle qui avait dû lui faire sa demande. Les clefs, de la poche à la serrure. Elle avait dû voir que Romain ne refusait jamais, elle en avait profité. Porte ouverte, sitôt refermée.
Le verrou tiré, Bastienne sentit brusquement une vague de tristesse l’envahir en pensant à ce pauvre Romain, victime de tous ces perfides vautours. Quelques pas dans l’appartement. Tête qui tourne.
Pourquoi se sentait-elle ainsi ? Une chaise, vite. Un spasme la secoua, elle prit sa tête dans ses mains mouillées et froides, et pleura tout à coup toutes les larmes de son corps, la voix étouffée dans de petits sanglots.
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Gottesmann Pascal
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Anne-Charlotte Raymond
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Camilla_Melodie
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Pjustine
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bilbo
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Catherine Domin
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Il y a 4 mois