Seb Verdier (Hooper) Nous nous étions promis À l'abri du temps

À l'abri du temps

Le café bruissait d’une vie tranquille : des rires étouffés, des éclats de conversations animées, des cuillères tintant dans des tasses de porcelaine, et par-dessus le tout les appels des serveurs au patron, les chopes qui s’entrechoquaient et le chuintement du siphon.


À l’extérieur, la pluie continuait de tomber, dessinant des arabesques compliquées sur les vitres embuées. Bastienne s’enfonça un peu plus dans la banquette de velours bordeaux, une tasse de thé chaud entre les mains.


Romain, en face d’elle, jouait distraitement avec la cuillère de son cappuccino, la faisant tourner entre ses doigts. Son sourire aurait dû illuminer son visage comme un rayon de soleil l’aurait fait à travers la grisaille. Mais, pour une fois, le sourire de Romain n’était pas complet. Il manquait quelque chose, ou plutôt il y avait quelque chose en plus, une sorte d’ombre qui venait ternir le tout.


— Ça va ? lui demanda-t-elle soudain en baissant les yeux sur sa tasse pour ne pas le mettre mal à l’aise.


— Tu te souviens de Madame Laporte ? lança-t-il soudain, comme s’il ne l’avait pas entendu, ou plutôt comme s’il l’avait entendue mais n’avait pas souhaité répondre et avait improvisé un autre sujet de discussion.


Bastienne leva les yeux de sa tasse : « La maîtresse de CE2 ? Celle qui nous faisait des dictées toutes les semaines ? »


Il éclata de rire, attirant quelques regards de la table voisine.


— Oui. C’était une maniaque de l’orthographe, elle me faisait peur.


— Elle était stricte, oui, répondit Bastienne avec un sourire. Mais elle avait son charme. Tu te souviens qu’elle avait toujours des fleurs dans les cheveux ?


Romain hocha la tête après quelques instants de réflexion :


— Oui, tu as raison… Des marguerites, je crois. Il me semble qu’elle disait que ça lui portait bonheur.


— Excellente mémoire ! ironisa-t-elle.


— Pas autant que la tienne, je pense… concéda-t-il.


Ils échangèrent un petit sourire complice comme si cette joute faisait écho à mille autres avant elle. Ils laissèrent ensuite leurs souvenirs les envelopper pendant quelques instants. Bastienne se risqua à siroter une gorgée de son thé brûlant, puis reposa la tasse, ses doigts effleurant distraitement le bord de celle-ci.


— Et Monsieur Vannier ? murmura-t-elle avec un sourire, sentant que Romain avait envie de poursuivre leur discussion sur ce terrain en attendant d'aborder un autre sujet.


— Ah, lui ! Comment oublier ? Le professionnel des punitions… Injustes la plupart du temps…


Bastienne étouffa un rire avant de reprendre :


— Oui… surtout celle que tu avais prise à la place de Clara.


Le sourire de Romain s’élargit : « Je m’en rappelle comme si c’était hier. Je crois qu’il avait décidé que j’étais le coupable idéal quoiqu’il arrive. Mais je ne me souviens plus du pourquoi j’avais écopé de cette punition. »


Bastienne reposa la tasse qu’elle avait de nouveau tenté de boire à petite gorgée et s’adossa à la banquette, l’air pensif :


— Quelqu’un avait écrit sur le tableau avec un marqueur indélébile. Une bêtise, je ne sais plus quoi. Il a tout de suite cru que c’était toi…


— Comme par hasard… Mais ce n’était pas moi ! s’écria Romain comme s’il était encore un enfant se justifiant maladroitement devant un adulte.


Bastienne rit franchement de son air outragé et hocha la tête.


— C’était Clara. Elle m’avait montré le marqueur avant la récré. Je n’avais rien dit au début, évidemment, comme d’habitude…


— Comme d’habitude… oui, tu parlais jamais… nota-t-il d’un faux air de reproche.


— Sauf que ce jour-là, je n’ai pas pu me taire ! s’écria-t-elle. Quand Monsieur Vannier t’a accusé, j’ai levé la main, tu te rappelles ?


— Oh oui ! s’exclama-t-il en riant. La toute première fois de l’année que tu as pris la parole ! Tout le monde te regardait comme si tu étais un extraterrestre.


— Oui… J’étais terrifiée, admit-elle en souriant d’un air gêné. Mais je ne pouvais pas te laisser te faire gronder pour une bêtise que tu n’avais pas faite.


— Mais t’as pas balancé Clara non plus…


— Non, j’ai juste dit que ce n’était pas toi. Il m’a cru, je crois. Il était tellement soufflé de m’entendre parler pour la première fois qu’il a dû se dire que ce devait être du sérieux…


— Mon héroïne ! s’écria Romain d’un ton mélodramatique.


Leurs rires éclatèrent en même temps, se mêlant au brouhaha du café.


Quand ils redescendirent du nuage de leurs souvenirs bienheureux, Bastien se cala mieux sur son siège et se racla la gorge.


— C’était le bon temps… soupira-t-il.


— Oui, confirma-t-elle. Aujourd’hui, c’est plus dur.


— M’en parle pas, reprit-il, comme brusquement soulagé de repartir dans ce sujet. Monsieur Vannier, et les autres, c'étaient des anges à côté de ce que je vis avec mon internat. C’est un petit enfer, crois-moi… Et toi, ça va bien dans ton cabinet d’archi ?


— Bah, je me cale derrière un ordi toute la journée, casque sur les oreilles, personne ne m’embête, même si en tant que stagiaire, je…


— Bastienne… la coupa-t-il.


Elle releva les yeux qu’elle avait baissé sur son portable pour voir l’heure qu’il était tout en lui parlant. Aussitôt, elle comprit que Romain avait son regard des moments sérieux. Elle ne sut dire pourquoi mais elle sentit confusément qu’elle n’avait tout à coup plus envie d’entendre ce qu’il avait à dire.


Au dehors, la pluie continuait de tomber. Au dedans, le temps semblait s’être arrêté.







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9 commentaires

Emmy Jolly

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Il y a 4 mois

Ah mais tu fais durer les souvenirs! On va pas savoir!!! Je suis frustrée

Siala

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Il y a 4 mois

On retient nos souffles, c'est juste waouh.

Lunedelivre

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Il y a 4 mois

Les phrases de fin 🤯

Gottesmann Pascal

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Il y a 4 mois

Il est chouette ce moment des souvenirs d'enfance partagés par Romain et Bastienne. Même le maître sévère et adepte des punitions est abordé le sourire aux lèvres. Mais Romain est bien solennel tout d'un coup.

Camilla_Melodie

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Il y a 4 mois

La fin de chapitre qui donne le ton... =)

Ava D.SKY

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Il y a 4 mois

Tu laisses durer le suspense, j'aime bien ;)

Anne-Charlotte Raymond

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Il y a 4 mois

Toujours une plume délicate, les bruits du café sont fort bien rendus et aident à l'immersion complète du lecteur.

Selsynn

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Il y a 4 mois

J'aime bien le format des anecdotes, c'est très vivant, même s'il ne font que parler de choses passés, bien joué ! Je veux toujours savoir la suite !
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