Fyctia
Des mots à se dire
Le prêtre débitait ses paroles de consolation et de miséricorde. Des proches sanglotaient à mi-voix. Beaucoup de gens attendaient patiemment, les yeux fixés sur leurs pensées.
Toujours plongée dans son souvenir, Bastienne se remémorait assez fidèlement l’incident :
— C’est quoi, ça ? Un dictionnaire ? avait demandé le jeune Romain en examinant la couverture du livre qu’il lui tendait.
Bastienne avait secoué la tête : « Non, c’est un livre d’histoires. »
— Tu sais déjà lire ? On vient à peine de commencer ! s’était-il écrié, d’un ton admiratif qu’il n’avait pas cherché à dissimuler.
Décidée à ne pas le contredire, elle s’était contentée d’une petite moue, avait attrapé son livre et l’avait rouvert sur une page au hasard.
— Moi, je crois que je vais pas aimer ça… la lecture… avait-il ajouté, s’attardant alors que ses copains le hélaient de loin pour poursuivre leur match de foot.
—Et moi, je crois que je vais adorer, lui avait-elle répondu, comme pour le défier.
Pendant un court instant, Romain l’avait regardée comme s’il s’était soudainement trouvé en face d’un objet rare, curieux, et peut-être même précieux ; et pendant ce même instant, Bastienne avait gardé sa tête baissée, plongée dans des lettres qu’elle n’arrivait pas à assembler, les mots lui échappant. Elle avait ensuite relevé les yeux, pas la tête, juste les yeux, et avait surpris son regard.
— Bon, ben salut ! lui avait-il alors lancé, se détournant pour enfin rejoindre ses camarades et ses jeux.
Mais – et c’était là que son souvenir était le plus clair – à environ trois mètres d’elle, il avait marqué une pause, s’était retourné vers elle et lui avait lancé, tout sourire : « Au fait ! Moi, c’est Romain ! », avant de s’éloigner de nouveau.
— Bastienne… avait-elle soufflé à l’ombre qui s’enfuyait, le cœur soudainement rempli d’un curieux mélange d’agacement et d’intérêt.
* * *
Bastienne sourit presque malgré elle à ce souvenir, ses doigts glissant distraitement sur le bracelet qu’elle portait, un cadeau de Romain, des années plus tard.
— Je crois que c’est là que tout a commencé, dit-elle à mi-voix.
— Quoi donc ? demanda Romain en se penchant légèrement vers elle.
— Toi et moi. Cette histoire de ballon.
Il étouffa discrètement un petit éclat de rire, ce qui lui attira malgré tout quelques regards réprobateurs dans le groupe.
Après la cérémonie, ils allèrent serrer quelques mains, adressèrent leurs condoléances les plus sincères aux proches qui les en remercièrent, et laissèrent ensuite le cimetière se vider lentement par son entrée principale tandis qu’eux-mêmes faisaient un détour par des contre-allées bordées de cyprès humides. La pluie ne s’était pas calmée mais laissait doucement place à une petite brume qui dansait au-dessus des tombes. Bastienne et Romain avançaient tranquillement, faisant crisser leurs pas sur les graviers mouillés, marchant côte à côte sans se presser et jetant des regards à la dérobée sur des stèles trempées où fleurissaient d’autres cadres de personnes souriantes, notant les dates de décès des couples et s’attardant sur celles qui indiquaient la même année.
— C’était il y a presque vingt ans, lança tout à coup Romain comme pour reprendre la conversation.
— Ça ne nous rajeunit pas, plaisanta-t-elle à moitié.
— Oh, moi, je trouve qu’on a bien vieilli. Enfin, moi surtout.
Elle lui donna un léger coup d’épaule : « Toujours aussi modeste, n’est-ce pas ? »
Ils atteignirent enfin la grille du cimetière, mais aucun des deux ne fit mine de partir.
— Tu sais, reprit-elle, je crois que Madame Lemoine aurait aimé nous voir là, aujourd’hui.
— Pourquoi ? murmura-t-il.
— C’est elle qui nous avait placés côte à côte, tu te rappelles ?
Il hocha la tête. Bien sûr qu’il s’en souvenait.
— Peut-être qu’elle savait, reprit-elle.
— Savait quoi, demanda-t-il en haussant un sourcil.
— Rien… Enfin… que… On se complétait.
— Ah. Oui, elle devait avoir une sorte de sixième sens, conclut Romain en souriant.
Une petite brise souleva une mèche de cheveux sur le front de Bastienne. Romain tendit la main pour la replacer derrière son oreille.
— Hum… Tu as un moment encore ? Je te paie un café… lui glissa-t-il d’un ton étrange.
— Oui, je n’avais rien prévu… Pourquoi ? demanda-t-elle surprise par le ton mystérieux, presque gêné qu’il avait pris.
— J’ai… Hum… J’ai quelque chose à te dire…
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