Seb Verdier (Hooper) Nous nous étions promis Tombe la pluie...

Tombe la pluie...

De longs traits tombaient en diagonale sur le cimetière, tambourinant sur les parapluies et transformant les creux des allées en petits ruisseaux gris. Le ciel plombé, lourd de nuages, semblait peser sur les quelques silhouettes vêtues de noir qui avançaient en silence, apparemment toutes absorbées dans leurs pensées. L’odeur de terre mouillée emplissait l’air, se mêlant à celle des fleurs fraîchement coupées.


Bastienne resserra les pans de son manteau contre elle, frissonnant malgré l’épaisseur du tissu. Elle scrutait les flaques afin d’éviter de souiller ses jolis escarpins. À côté d’elle, Romain avançait d’un pas tranquille, ses chaussures noires éclaboussées par la boue sans qu’il ne s’en préoccupât plus que cela. Relevant les yeux, elle remarqua qu’il tenait son parapluie incliné vers elle afin qu’elle en profite davantage que lui.


— Toujours pratique d’avoir un géant comme ami, lui murmura-t-elle avec un sourire en coin.


Romain haussa un sourcil amusé et lui jeta un coup d’œil blasé.

— Je ne suis pas un géant ! C’est plutôt toi qui n’est pas grande… Une vraie Hobbit !


Elle roula des yeux, mais l’ombre d’un sourire resta accrochée à ses lèvres.



Ils avaient appris la nouvelle quelques jours plus tôt par le groupe d’anciens élèves sur les réseaux sociaux : Madame Lemoine, leur maîtresse de CP, si vivante dans leurs souvenirs, s’était éteinte à l’âge peu avancé de soixante-et-dix-sept ans. Aussitôt avaient fleuri d’anciennes photos de classe, likées et commentées avec plus ou moins d’humour et de respect quant aux trombines de chacun. Mais tout le monde avait conservé une grande solennité en évoquant Madame Lemoine, comme si, par-delà le temps, l’ombre de son autorité avait continué à planer sur ces lointaines pages électroniques. D’ailleurs, sur chacune de ces photos de classe, on voyait bien, posant debout à côté d’une cohorte d’enfants, une femme d’apparence stricte, toujours vêtue d’un tailleur gris et tranchant ainsi avec les modes qui s’écoulaient sur les élèves bariolés des couleurs de l’air du temps. Mais ceux qui l’avaient bien connu, savaient que Madame Lemoine cachait sous cette apparence austère un véritable amour de ses élèves, toujours prête à les encourager et à effectuer, chaque année, la promesse qu’elle leur faisait à chaque rentrée : leur donner leurs premières lettres.


Bastienne et Romain avaient immédiatement décidé de se rendre à l’enterrement et d’y aller ensemble. Après tout, c’était elle qui les avait réunis, ce jour-là, au tout début de leur vie scolaire.



Le cortège s’arrêta devant une tombe fraîchement creusée. La pluie continuait de battre, tapotant les épaules voûtées des proches. Bastienne, toujours serrée contre Romain et un peu à l’écart, fit glisser son regard sur la photo encadrée qui reposait déjà sur la stèle de marbre gris veiné de blanc. Madame Lemoine souriait derrière ses lunettes rondes. Un peu comme si elle voulait apaiser les cœurs lourds réunis ici.


— Ça fait bizarre, hein ? souffla Romain.

Bastienne hocha lentement la tête. Elle n’était pas triste, pas vraiment. Plutôt prise dans ce curieux mélange de nostalgie et de gratitude qu’on ressent face à la fin d’une époque.


— Tu crois qu’elle se souvenait de nous ? demanda-t-elle, les yeux toujours fixés sur la photo et tentant de déchiffrer le sourire de leur ancienne maîtresse.


— Bien sûr ! répondit-il avec assurance. Comment oublier un duo comme nous ?


Le prêtre entama une prière, et les mots glissèrent sur Bastienne sans qu’elle y prête véritablement attention. Son esprit s’égara, remontant vingt ans en arrière, à cette journée où tout avait commencé.



* * *



C’était un matin de septembre, chaud et lumineux, une journée de fin d’été. Bastienne se tenait à l’écart dans la cour de récréation, un livre entre les mains. Elle avait six ans, et déjà, les livres étaient son refuge. Celui-ci, une histoire de chevaliers et de dragons, était bien trop compliqué pour elle, mais elle s’acharnait, déchiffrant mot par mot, reconnaissant les premières lettres apprises quelques jours plus tôt mais encore incapable de les associer. Elle inventait donc l’histoire, se fiant aux images et à son imagination : une princesse (elle avait une couronne, c’était donc une princesse), un dragon (qui, étrangement, n’avait pas l’air méchant), et un chevalier en armure brandissant une épée (vraisemblablement dans l’objectif de terrasser la bête afin de sauver la princesse d’une mort certaine).


Elle n’entendit pas le ballon arriver. Il la frappa en plein dans l’épaule, la faisant sursauter. Le livre lui échappa des mains et tomba sur le sol bétonné de la cour.


— Désolé ! cria une voix enjouée.


Elle releva les yeux, les sourcils déjà froncés. Un garçon brun se précipitait vers elle, tout sourire, les joues empourprées par un effort physique soutenu. Il ramassa le livre avant qu’elle ne le fasse, ses doigts tachés de terre laissant une trace sur la couverture.


— T’as rien ? demanda-t-il.


Les yeux bleu clair de Bastienne croisèrent alors ceux de Romain : deux billes pétillantes. Mais c’est surtout son large sourire, éclairant toute sa figure ronde qui, aussitôt, fit fondre sa colère naissante. Colère morte et qui fut rapidement remplacée par une curiosité nouvelle ; était-ce là un chevalier ou un dragon ?






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25 commentaires

Emmy Jolly

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Il y a 4 mois

Joli plume tout en finesse et délicatesse. ET ce début qui commence dans un deuil marque un retour dans le passé au temps de l'enfance. Ou le souvenir d'une rencontre chamboule tout.

Alexandra ROCH

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Il y a 4 mois

Joli premier chapitre 💕

Siala

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Il y a 4 mois

Quelle belle entrée en matière, ta plume est douce et travaillée, tes descriptions sont pleine de justesse sans trop en faire

Camille 🌻

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Il y a 4 mois

Bon courage pour le concours. Ta façon d'écrire est magnifique j'adore !

Lunedelivre

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Il y a 4 mois

J’aime beaucoup la plume j’ai hâte de poursuivre ma lecture

Gottesmann Pascal

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Il y a 4 mois

Un très beau premier chapitre. Comme quoi, un ballon mal dirigé peut être le début d'une belle amitié et peut être plus en grandissant. Et, je confirme, un instituteur/une institutrice n'oublie jamais ses élèves.

Keni

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Il y a 4 mois

Ne lache rien comme a ton habitude Seb !

Camilla_Melodie

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Il y a 4 mois

Hello, bon concours ! Magnifique plume... ❤️

Seb Verdier (Hooper)

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Il y a 4 mois

Merci, c'est gentil ;)

Ava D.SKY

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Il y a 4 mois

Toujours un plaisir de retrouver ta plume Seb. La fin est superbe, je trouve. Et contraste avec le début empreint d'une sorte de nostalgie. Ça donne envie de découvrir la suite ;)
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