Fyctia

Novembre 2026

— Tout va bien ? s’inquiète ma mère à l’autre bout du fil.

Je hoche la tête avant de me souvenir qu’elle ne peut pas me voir.

— Ça va, je la rassure. Une jeune femme a juste dérapé sur une plaque de verglas.

Je contourne ladite plaque en saluant le père Noël d’un geste de la main et entre chez Reyes & Co, la maison d’édition familiale. Après une promesse à ma mère de passer la voir rapidement, je mets fin à l’appel et salue la standardiste. Les couvertures des romans qui ont le mieux marché sont placardées au mur derrière elle en grand format. A ses côtés, des dizaines d’étagères croulent sous les ouvrages.

— Mon père m’attend, je l’informe.

Elle acquiesce, déjà au courant, et me souhaite une bonne journée. Je ne prends conscience de mon état de stress que lorsque je me retrouve figé devant la porte du bureau de mon père.

• Rentre à New-York, il faut qu’on parle.

Son message était assez vague. Evidemment, j’ai pensé au pire, mais ma mère m’a très vite rassuré. Alors j’ai pris le premier vol et j'ai traversé le pays sans me poser de questions.

J’avise son nom sur la plaque suivie de l'inscription “directeur général” et prends une profonde inspiration. Retarder l’échéance ne m’aidera pas. J’ai à peine effleuré le bois que la porte s’ouvre. Le visage souriant de mon père emplit mon champ de vision et ma nervosité s’estompe automatiquement.

— Cameron, mon garçon ! m’accueille-t-il les bras ouverts. Je t’attendais.

— Désolé pour le retard, ça glisse dehors, je précise en repensant à la jeune femme brune.

Mon père consulte sa montre en riant.

— Ne dis pas de bêtise, tu es même en avance !

Il s’efface pour me laisser passer et je m’installe sur l’un des fauteuils en face de son bureau. Il est étrangement épuré comparé au hall d’entrée qui regorge de livres. Seuls les romans feel good de ma mère ont le privilège de trôner dans l’immense bibliothèque derrière son bureau. La plupart de la déco repose sur nos dessins d’enfant à ma soeur et moi, des photos de famille exposées par-ci par-là ou des articles de journaux où Reyes & Co est cité. Je sais qu’ils ne sont pas tous là. A mesure que la maison d’édition a pris de l’ampleur, il s’est résolu à ne garder que les plus marquants ici. Le reste se trouve dans un classeur quelque part à la maison.

Mon père se laisse tomber au fond de son siège et croise les doigts contre son abdomen. Son sourire franc est accompagné de son iconique fossette sur la joue droite, celle qui a fait craquer ma mère et dont j’ai hérité.

— Si je t’ai fait venir aujourd’hui c’est parce que j’ai quelque chose d’important à t’annoncer.

Mes mains deviennent moites et j’entends mon cœur tambouriner jusqu’à dans mes tempes.

— Ta mère et moi avons décidé de partir en retraite anticipée.

Je fronce les sourcils.

— Il y a cette croisière dont elle ne cesse de me parler depuis des années, et… je me suis dit que le moment était venu. Tu as fait tes preuves en tant que directeur général dans la salle de sport où tu travailles, mais je souhaiterais que désormais tu mettes toutes tes compétences à disposition de l’entreprise familiale.

Je reste figé, incapable d’aligner deux mots. Mon cerveau tourne à plein régime, mais ma bouche, elle, refuse de coopérer. C’est énorme. L’opportunité d’une vie. Celle qu’on n’attend plus parce qu’on a arrêté d’y croire. Mon père reconnaît enfin ce que je vaux, ce que je suis capable de faire. Et il me fait confiance. Assez pour me confier l’entreprise familiale, celle pour qui mon grand-père s'est saigné. Je devrais sauter de joie, dire quelque chose d’intelligent, exprimer à quel point ça compte pour moi. Mais je suis juste… sous le choc. A la place, je me contente de hocher la tête, la mine grave. Je veux qu’il sache que je ne le décevrai pas, que je prends les choses avec sérieux.

— J’ai toute confiance en toi, Cameron. Reyes & Co est destinée à t’appartenir depuis ta naissance. Et tu transmettras cet héritage à tes enfants, plus tard, comme mon père l’a fait avec moi.

Je suis stupéfait.

— Pour commencer, j’aimerais que tu gères le booktour sur lequel travaillent ta sœur et son équipe. Ce sera une manière pour toi de faire tes grands débuts dans l’entreprise et de prouver à tous ta valeur. Ensuite, nous annoncerons ta prise de poste en tant que directeur général de la maison d’édition. Qu’est-ce que tu en dis ?

Ce que j’en dis ? Cette promotion, c’est tout ce dont j’ai toujours rêvé. Et le fait qu’il me propose de faire mes preuves avant d’être nommé directeur est un geste que j’apprécie tout particulièrement. Je ne veux pas accéder aux sommets simplement parce que je suis son fils. Je veux mériter ma place.

Je quitte son bureau avec pour seule consigne de passer voir ma sœur demain pour qu’elle me présente la suite des opérations. J’ai rarement été aussi nerveux et le simple fait de ne pas être à la hauteur et de décevoir mon père me donne la nausée. Il va falloir que je me dépasse? Prouver que j’en suis capable. J’ai vu trop de gens échouer et tomber en disgrâce. Je ne peux pas prendre le risque que ça m’arrive aussi. Pas quand j’ai vu les retombées psychologiques que ça a engendré chez certains de mes amis.

Lorsque je quitte le bâtiment, j’ai toutes les peines du monde à ne pas sourire. La neige a redoublé d’intensité. “C’est le miracle de Noël” chantonne le père Noël qui n’a pas bougé. Je lui souris et hoche la tête.

Oui, c’est un véritable miracle de Noël.