Fyctia

Heureusement qu’on m’avait donné des béquilles pour me soutenir. Je sentais mes jambes prêtes à se dérober sous mon poids. Le spectacle qui se déroulait sous mes yeux était tellement ahurissant que je nourrissais le faible espoir d’être encore un peu inconsciente. Mais non. Mon subconscient ne pouvait pas avoir une imagination aussi cruelle. La vie, en revanche…

J’étais sous le choc. Pourtant, il y avait déjà un moment que je m’étais fait une raison. Je m’étais habituée à l’idée de les voir tous les deux ensembles. J’avais fait le deuil de mes rêves de couple avec lui. Enfin, c’est ce dont je m’étais convaincue. Ce n’était pas si simple, hélas. Il faut croire qu’un seul petit événement, un détail parfois, peut vous faire replonger dans des sentiments que vous imaginiez enfouis et dépassés depuis longtemps. Je n’aurais pas su dire pourquoi tout à coup c’était grave, pourquoi tout à coup ça faisait mal, pourquoi tout à coup, c’était inenvisageable. Mais c’était comme ça. Je ne pouvais plus. Je ne pouvais plus faire semblant. Je ne pouvais plus mentir. Il avait suffi d’une rencontre, d’un évanouissement et d’une bague pour faire exploser toutes mes convictions et mes dernières réserves.

Je m’approchai d’eux doucement. Ils devaient croire que mes béquilles gênaient ma coordination. Mais ça n’avait rien à voir. C’était Sylvain mon handicap. Soudain, je compris que ça avait toujours été le cas. C'était à cause de lui que j'enchaînais les déceptions amoureuses, à cause de lui que je me sentais toujours un peu triste même quand tout semblait aller bien dans ma vie. Ou plus exactement de mon amour pour lui. Je l'aimais tellement que j'en crevais, que je m'empêchais de vivre. Depuis longtemps, Sylvain avait handicapé ma vie. C'était le genre de handicap qui décuplait les émotions, qui faisait tellement partie intégrante de mon quotidien que je ne m'en rendais plus vraiment compte, qui m'aurait laissé une sensation de vide s'il m'avait été enlevé mais ça restait un handicap. Aimer Sylvain m'empêchait de faire ce que la plupart des autres faisaient : se mettre en couple, vivre à deux.

Manifestement, Sylvain ne souffrait pas du même mal que moi. Intérieurement, j'avais probablement continué à l'espérer. Mais, non. La preuve, il allait se marier, lui.

Je me postai juste devant eux et fus incapable de dire quoi que ce soit. J'aurais dû les féliciter mais mes pensées étaient à des années-lumière de cet état d'esprit. Je ne songeais même plus à ce que Maude ou lui allaient penser. Je crois que Sylvain lut la tristesse inouïe dans mes yeux. Il sembla avoir pitié un moment, peut-être même qu'il culpabilisa quelques secondes mais il reprit rapidement ses esprits.

— Je t'attendais pour m'excuser. (Son ton glacial ne concordait pas avec ses paroles). Je me suis rendu compte que je n'avais même pas pris de nouvelles de ton...compagnon...Mais j'imagine qu'il m'en voudra pas, hein ?

Son intonation me fit tiquer. Pourquoi semblait-il en colère contre moi ? Après la scène à laquelle je venais d'assister, ça me paraissait presque déplacé.  Mais, évidemment, il ne pouvait pas savoir qu'il venait de me briser le cœur.

Il dissipa mes doutes en crachant ses mots.

— Florian Costa. Comme c'est lui qui m'a foutu dans ce putain de coma en me rentrant dedans, je crois qu'il m'en voudra pas trop de ne pas m'intéresser à sa santé, si ?

Abasourdie, il me fallut un petit instant pour comprendre cette soudaine réapparition de Florian dans la conversation.  Puis je vis l'air contrit de Maude à côté de Sylvain et je compris. Cette salope (là, tout de suite, je ne voyais pas d'autres mots) n'avait pas pu s'empêcher de me nuire, de salir l'image que son futur mari avait de moi, d'entacher l'amitié qui nous unissait.

J'aurais pu tout déballer sur le champ. J'avais de quoi moi aussi nuire sérieusement à sa réputation. Peut-être même qu'après mes révélations, il ne voudrait plus se marier avec elle. Maude le savait bien. Elle était dans ses petits souliers, se balançant d'un pied sur l'autre, ses yeux m'imploraient de l'épargner. Je n'avais plus pitié d'elle en ce moment précis. Elle ne m'inspirait plus que de la haine. Mais, je pris conscience que ce qui me faisait le plus mal ce n'était pas sa trahison à elle, c'était la manière dont il me jugeait, lui. De quel droit faisait-il ça ? Avait-il toujours été parfait, lui ? Et surtout, ça ne pouvait signifier qu'une seule chose à mes yeux, c'est que même si mes révélations venaient à lui ouvrir les yeux sur Maude, ça ne changerait jamais pour autant ses sentiments pour moi. Il ne m'aimait pas. Il ne m'aimerait jamais. Point.

Les sanglots remontaient dans ma gorge. Je m'enfuis sans rien dire. Je pivotai et tentai d'essayer d'avancer droit devant. Le plus vite possible. J'aurais déjà voulu être à l'autre bout du monde. Mais mes béquilles me gênaient et les larmes qui dévalaient mes joues me brouillaient la vue. Je trébuchai plusieurs fois. La troisième fut celle de trop. Je chutai de tout mon long sur le carrelage de l'hôpital. J'avais l'esprit trop occupé pour songer à me rattraper avec les mains. D'ailleurs elles étaient elles-mêmes trop occupées à tenir les béquilles qui ne m'étaient plus d'aucune utilité. Ma tête heurta lourdement le sol. Je sombrai immédiatement dans un état semi-conscient. Je n'avais pas mal. J'avais un voile sur les yeux. Je n'avais plus les idées claires, ça faisait du bien.