Fyctia

— Tu es sûr qu’elle a bien compris que c’est ce soir, au moins ?

— Oui maman, ne t’inquiète pas, Eva est toujours en retard.

— Tout de même, ça fait trente minutes.

— Hélas, oui !

Red ne se soucie pas d’être polie, être à l’heure pour elle, c’est dépassé !

La sonnerie retentit et je vois maman se dérider.

— J’y vais !

Dans le couloir, à l’abri des regards, je souffle entre mes mains pour m’assurer que je n’ai pas mauvaise haleine. Une dernière vérification et j’ouvre la porte. Wow ! Red est vêtue d’un pull jaune moutarde qui fait ressortir son teint hâlé, un jean qui moule ses jambes fuselées. Sa bouche rouge et gourmande fait une moue sexy. Heureusement qu’Apache débarque derrière moi, aboyant pour se faire remarquer ou bien je serais resté planter à l’admirer.

— Red.

— Jules !

— Apache, c’est Red. Red, voici Apache.

— Tu as un… chien… ton fameux chien, comme dans tes projets d’avenir. Tandis qu’elle s’accroupit devant lui, elle sourit.

— Bon, désolée Brutus, mais je n’aime pas les chiens, ne compte pas sur moi pour des caresses, mais t’es plutôt mignon. Et tu sens pas mauvais, c’est déjà pas mal !

Je suis obligé de rire. Eva et sa manie de nommer tous les chiens qu’elle rencontre, Brutus. Ça me ramène des années en arrière.

— J’ai faim, prévient-elle. Ce matin, je n’ai pas eu de nausées, ça fait du bien.

— C’est le début du troisième mois, tu vas être délivrée de tous ces désagréments.

— Oui eh bien, il était temps ! Parce que pour l’instant, il n’y a rien de marrant à être enceinte. Être clouée au lit et vomir, très peu pour moi.

Par contre, je me sens plus essoufflée, c’est normal ?

— C’est tout à fait normal, Red ! Ton rythme cardiaque s’accélère sous la pression du volume sanguin qui, lui, augmente.

— Ok, parce que j’ai cru que j’avais un souffle au cœur ou un truc du genre !

— Il va falloir que je t’apprenne deux ou trois trucs, ma belle !

Mince, ma langue a sorti ça ! Je fais mine de rien et l’invite à me rejoindre dans le salon.

— Eh bien, il était temps.

— Jessica, bonsoir, clame Red, toute rouge.

— Ma rousse préférée, fanfaronne-t-elle.

Papa nous rejoint, les lunettes encore sur les yeux, un verre de vin à la main.

— Evangéline, ça fait longtemps. Regarde-toi, tu n’as pas pris une ride ! Jules, prends en de la graine.

— Papa, quand même ! J’ai l’air si vieux ?

Red explose de rire. Ce genre de son cristallin qui vous transporte vers un Eden.

Maman nous installe autour de la tablée et commence à nous servir son carrot cake. Un goût incompréhensible selon moi, mais elle s’entête à le faire à chaque dîner pour chaque invité. Papa, lui aussi commence à en avoir marre :

— Honey, tu as encore fait ton Carrot cake ?

— Warren Cash Freeman… gronde-t-elle.

— Non, c’est juste que… je vais finir allergique à la carotte à force d’en manger.

Je ne réplique rien. Dans ce cas-là, quand ma mère a une idée en tête, il vaut mieux pas l’en dissuader.

— Evangéline, ne les écoute pas, c’est délicieux ! Je participe à un concours culinaire. Du coup, je fais tester mes plats avant le jour J.

— En gros, tu es son cobaye ! ajouté-je, malicieux.

— Jules ! peste maman.

— Je plaisante, cheztrèsbon, dis-je, en enfouissant une bouchée.

— Je me suis rattrapée sur le plat. Un essai concluant.

Oh non ! Pas encore son Pulled pork burger au chutney de mirabelles de Lorraine. Ce n’est que le cinquième !

— Maman, il y a lieu quand le concours au fait ?

— Dans deux semaines !

— Ah super ! On a hâte.

Papa et moi échangeons un regard entendu tandis que maman file en cuisine.

— Si tu veux après, fiston, on file au Mac Do.

Je lève le pousse en signe de reddition et appelle Apache à la rescousse. À la dérobée, je lui donne ma part de cake. Je ne tiens pas à finir en carottes. Eva me piétine le pied avec sa bottine, me fais les gros yeux alors que maman revient avec nos assiettes pleines à craquer.

— Bon, alors ma petite, Jules m’a annoncé que tu étais enceinte de jumeaux. C’est merveilleux ça ?

— Oui, ça l’est !

— C’est ta mère qui doit être ravie de devenir à nouveau mamie.

Dans ses yeux, je perçois cette triste lueur. Celle qu’elle a choisi d’éteindre. Son rêve de devenir un jour grand-mère. Un désir mort quand elle a appris ma stérilité.

— Oui, mais avec son travail, maman m’a aussi dit qu’elle risquait de ne pas pouvoir m’aider pour garder les bébés. Mais…

Red me sourit. Un de ces sourires que je connais. Elle a une idée derrière la tête.

— Jessica, pourquoi tu ne serais pas la seconde mamie ? Après tout, mes crevettes n’ont pas de deuxième mamie, qu’en dis-tu ?

— Vraiment ?

— Eh oui, papi Warren et mamie Jessica, ça sonne drôlement bien, non ? dis-je.

Maman se met à sangloter. Elle a toujours considéré Evangéline comme une seconde fille.

— Ça tombe bien, j’ai acheté quelques trucs ce matin pour les petits bouts.

— Maman, tu es incorrigible !

— Bah quoi, Jules ! Des jumeaux, tu penses bien que je n’allais pas résister. Il s’agit d’Eva en plus.

Sur ces entrefaites, ma mère sort de table, nous laisse terminer le repas pour aller chercher ses trouvailles. Elle revient, enhardie, les mains tendues vers nous.

— Regardez, ils ne seront pas trop mignons là dedans ?

Ma mère brandit deux body, sur le noir est inscrit : Buy one (achète un), et sur l’autre Get one for free (obtiens l’autre gratuitement).

— C’est rigolo, ma chérie. C’est toi, tout craché ! s’écrit papa

Si moi je fais dans les citations, maman, elle, est la professionnelle des cadeaux rigolos. Elle n’a pas cela en commun avec son frère—mon oncle cardiologue de qui je tiens la passion pour le corps médical—il n’est pas un fin blagueur.

— Tu es déjà fatigué, Jules ?

Maman me lance un regard de compassion. Je réprime un bâillement. Il est encore tôt, mais ma garde d’hier m’a assommé.

— Oh que oui ! Je suis pressé de terminer mon année. Après, j’aurai droit à une vie personnelle et des nuits plus longues, avoué-je en me frottant les yeux.

— Mince Jules, moi qui comptais sur toi pour me ramener, murmure Red.

— Eh, ça va, tu n’habites pas très loin de toute façon. Mais, je te préviens, je suis mort, je ne vais pas rester longtemps, désolé maman.

— Mais non… filez après le dessert.

— Navrée Red de gâcher la soirée, mais je me rattraperai demain à la plage.

— Tu plaisantes ? J’ai bien mangé et j’ai le droit de dormir comme un loir, c’est le plan idéal pour une femme enceinte.

— Ah bon, vous faites une plage sans moi ? taquine maman.

— Honey, laisse les jeunes s’amuser.

— C’est ça, prenez-moi pour une imbécile !

Papa a pitié de nous, maman quant à elle s’évertue à croire que c’est un plan d’évasion pour se retrouver seuls. Ce qui est loin d’être le cas, je suis sur les rotules. On finit le cheesecake avec rapidité, embrasse mes parents avant de filer en silence jusque ma vieille voiture.

— Ce n’est pas le luxe, mais c’est mieux que le vélo, clamé-je en lui fermant la portière de ma vieille auto.

— C’est parfait Jules !

Dire que j’avais prévu de l’emballer, c’est raté.