Fanny, Marie Gufflet Ne dis pas "plus tard" à l'Amour 11- Eva (partie 2)

11- Eva (partie 2)

Dix ans auparavant…

Un an… Douze mois que j’ai avorté. Voilà ce à quoi je réfléchis ce matin à mon lever. Cette pensée taraude mon esprit jusqu’à ce soir. Comme toujours, chez mes parents, noël est un jour de fête. On célèbre la famille, les amis. Depuis l’année dernière, Alexis, son père, Jules et les siens, nous rejoignent pour le réveillon. C’est censé être un des meilleurs moments de l’année. Sauf pour moi. À mesure que le mois de décembre s’écoule, mon humeur, elle, décline.

— Red, passe-moi le sel s’il te plait, demande Caleb. Red… eh ho Red…

— Désolée, j’étais ailleurs.

Sous la table, mon meilleur ami me serre la main. Je lui rends son étreinte, si fortement que j’ai peur de lui briser les phalanges. Cal fait une blague, je pouffe de rire, même si je n’ai rien compris. En réalité, mon cœur est brisé. Je vrille mon regard embué de larmes vers Jules. Il comprend. Il sait. Mon ami lit en moi comme dans un livre ouvert. Je ne peux pas être là à célébrer. C’est la date anniversaire de l’IVG.

Avant que la tempête en moi n’éclate, avant que mes émotions jaillissent de mes yeux, je crache :

— Excusez-moi, je ne me sens pas très bien.

Je cours jusqu’à ma chambre, me jette sur je lit, me réfugie sous les draps où je me roule en boule. J’essaye de taire la douleur sourde qui lacère mes entrailles. À jamais le poids de mes décisions repose sur ma conscience.

Ma porte s’ouvre. Des pas. Un murmure.

— Eh… je suis là. Je serai toujours là, chuchote mon ami.

Je le laisse m’enlacer de ses bras. Je l’écoute qui chante une de ses chansons préférées, des trémolos dans la voix.


You keep a cover over every single secret

So afraid if someone saw them, they would leave

Somebody, somebody, somebody sees you

(For King and country, « God only knows »)


— Je déteste noël, avoué-je.

— Mais non, tu l’as toujours adoré.

— Eh bien maintenant, c’est officiel, je déteste cette fête !

— Tu veux que je te ramène à manger ? On a qu’à se calfeutrer devant un film et s’empiffrer.

— Ok, dis-je, en m’essuyant le nez.

Lorsque Jules part, je me surprends à poser les mains sur mon ventre tout plat. La vérité me frappe à nouveau. Il y an an de cela, j’ai tué mon bébé. Les genoux ramenés contre moi, un oreiller devant ma bouche, j’étouffe un cri. D’horreur. D’angoisse. De douleur. De peur.

— Eh, eh… Shhh… dit Jules, revenu avec les bras emplis d’assiettes fumantes.

— Si je… si je… je ne pouvais plus avoir d’enfant ?

— Ne dis pas de bêtise.

— Jules, j’ai tué mon bébé.

— Tu fais sûrement une dépression.

— Le fameux syndrome ?

— Oui. Avorter, c’est mettre un terme à une maternité possible, ton corps et ton âme s’en souviennent.

— Tu sais ce qui m’a ramené à tout ça ?

— Non.

— Il y a deux jours, je marchais sur la plage. Devine sur quoi je suis tombée, Jules ?

Je me lève, farfouille dans mon sac à la recherche de l’objet miniature.

— Tiens !

Entre ses mains, Jules tient le morceau de plastique, parfaite réplique d’un embryon. Insignifiant. Sans défense. Fragile.

— C’est un signe ! Voilà ce que j’ai tué, mon bébé. Mon bébé D.

— D ?

— Je n’arrivais pas à lui donner un prénom, parce qu’en toute logique, je savais que j’allais avorter, alors je lui ai attribué une lettre, plus facile qu’un nom. D comme Décembre.

— Eva… murmure-t-il, la voix brisée.

— Tu avais raison, Jules ! Je ne vais jamais me remettre d’avoir fait ça.

— Peut-être, mais tu vas t’en sortir ! Tu auras des enfants tout mimi et baveux.

— J’espère. Tu m’aimes quand même ?

— Tu rigoles ? Je ne peux pas me passer de toi, avoue-t-il, avec sérieux.

Comment fait-il pour être amoureux de moi malgré tout ? Je suis infernale. Exigeante. Égoïste et la pire des amies qui existe.

— Tu devrais voir un psy.

— Non. Je déteste les médecins, sans vouloir t’offenser, monsieur le-futur-docteur.

— Ok. Alors, tu devrais écrire une lettre à bébé D pour lui demander pardon. Ça peut t’alléger, qui sait ?

— Tu crois ?

— J’en suis certain. On pourra même l’enterrer ensemble, une façon de faire ton deuil.

— Tu crois qu’on peut le faire maintenant, tu veux bien ?

— Bien sûr !

Jules connait les lieux comme si c’était chez lui. Il farfouille dans mon bureau, déniche une feuille sous cette masse de cahiers et un stylo.

— Tiens, écris. Ne réfléchis pas, laisse parler ton cœur.

Je fais rouler le bic entre mes doigts, mes larmes coulent sur mes joues jusque sur le papier. Dans mon dos, je sens la main de Jules qui me rassure. Je me lance. Je n’ai aucune idée de ce que je vais dire, mais je laisser la culpabilité me submerger. Parce que, depuis ce début de décembre, il n’y a pas une journée où j’ai cessé de m’étiqueter du mot : COUPABLE. Il y a des prisons pour les meurtriers. Des gens qui se battent pour les droits de la femme, moi y compris. Pourtant, je n’ai pas su en faire profiter aux plus faibles que moi. Toutes les femmes ressentent-elles cela après avoir avorté ?

Je commence :


Cher bébé D,


Je suis désolée. Tellement désolée d’avoir mis fin à tes jours. Je n’aurais jamais la chance de voir à quel point tu étais parfait pour moi. Je ne t’ai pas donné l’opportunité de venir au monde. Je ne t’ai pas offert cette occasion de t’aimer. Non, au lieu de cela, j’ai pensé à moi. Moi et mon avenir. Moi et mes ambitions. Moi et mes désirs.

Peu importe mes raisons et mon âge, je n’aurais jamais dû le faire. Je vais devoir vivre avec la culpabilité toute ma vie. Te voir malgré tout, hanter chacun de mes noël, me rappelant sans arrêt le poids de mon erreur.

Je te demande pardon, mon bébé D.


Eva.


Impuissante, je tends la feuille à Jules d’une main tremblante. Silencieux, il parcourt les lignes. Du coin de l’œil, je l’observe. Ses yeux deviennent rouges. Il lutte pour ne pas pleurer.

— Tu as fait une bonne chose, Red. Maintenant, il faut que tu puisses te pardonner et avancer.

— Je ne sais pas si je pourrais.

J’ai un nouveau défi. Pas certaine qu’il me permettra d’oublier bébé D, mais peut-être qu’en tombant enceinte, peut-être que j’arrêterais d’avoir peur d’être stérile. Peut-être qu’en donnant la vie, je cesserais de ressentir la mort rôder autour de moi.

Jules prend ma main dans la sienne. Parfaitement synchrones, nous nous dirigeons vers ma fenêtre. Jules sort le premier. Il m’aide à sauter du rebord, bien que je n’en ai pas besoin.

— Là, je veux l’enterrer là, expliqué-je en pointant du doigt, juste sous la balancelle.

Nous nous accroupissons, éclairés par la lueur de la lune et des étoiles. L’air est doux. Un hiver en Floride. Munie de mon pot vide à crayons, je creuse un trou. Je fouille et ça m’apaise. Plus j’entaille le sol, mieux je me sens.

— Red, je pense que c’est suffisant !

Je pose le papier plié en quatre et demeure là, inerte, les ongles enfouies dans la terre.

— Bébé D, repose en paix ! murmure Jules. On est désolé.

Mon ami a murmuré cela avec tant d’amour, tant de tristesse dans la voix, comme si lui aussi, avait fauté avec moi.

Puis, Jules s’empare de ma main et on recouvre la feuille avec nos larmes et la terre humide.

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17

17 commentaires

Fanny, Marie Gufflet

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Il y a 6 ans

Merci pour ce retour

Kriss F Gardaz

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Il y a 6 ans

Je ne suis pas d'accord avec "peu importe les raisons et mon âge", mais je comprends sa douleur. L'idée de son ami, lui faire écrire une lettre, est la plus belle pour l'aider à faire son deuil de son bébé D et de sa culpabilité.

Fanny, Marie Gufflet

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Il y a 6 ans

Ohhh ma chérie merci

RaïssaL

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Il y a 6 ans

Super l’idée des flashbacks !! Ça nous donne un angle et une perspective différente sur l’intrigue, on en apprend plus sur les personnages et sur les enjeux. Encore une fois je te trouve très fine dans les émotions que tu décris. Tu m’impressionnes ma chérie !!! Vraiment !!

Fanny, Marie Gufflet

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Il y a 6 ans

Exact exact ! Merci d’etre PaSsée

Émilie Parizot

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Il y a 6 ans

Jules a trouvé les bons mots, dur dur comme situation !

celiapicardd

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Il y a 6 ans

WoW !!

Fanny, Marie Gufflet

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Il y a 6 ans

Merci aurelie

La Plume d'Orelys

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Il y a 6 ans

La lettre de Red est tellement belle... Un chapitre vraiment plein plein d'émotion !

Fanny, Marie Gufflet

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Il y a 6 ans

Exact
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