Anne-Estelle Muffin Season Chapitre 5 : Robin (1/2)

Chapitre 5 : Robin (1/2)

Le 14 juillet il y a cinq ans, Christophe a emménagé dans le chalet derrière le mien. Il avait l’air tellement déprimé que je l’ai invité à un barbec’ improvisé. Il m’a parlé de son divorce qui se passait super mal, de ses enfants qu’il n’avait le droit d’avoir qu’un week-end sur deux. Il parlait tellement fort que Sylvie, ma voisine de gauche, retraitée et un peu bougon, est sortie se plaindre. Je l’ai invitée à nous rejoindre, elle a craqué quand elle a vu une demi-pastèque sur notre table.

Quelques heures plus tard, Fanny rentrait de sa soirée dansante plus que frustrée d’avoir été celle qui ne buvait pas ce soir-là pour ramener tout le monde à bon port. Elle a vu de sa terrasse la petite fête de voisinage improvisée et s’est proposée pour ne pas laisser les bouteilles de vin à moitié pleines.

Le lendemain, alors qu’on s’était retrouvés pour tout ranger, Violette, une ado de 15 ans qui vit un peu plus loin avec ses parents, criait (comme beaucoup d’ados) qu’il n’y avait jamais personne pour l’accompagner en balade à vélo, que ses parents étaient des ploucs, ses potes des faignantes, et qu’elle en avait marre de cette vie ! J’ai répondu en riant que moi j’étais partant pour la balade à vélo. Tous les autres ont renchéri qu’eux aussi. Je ne sais plus qui a demandé où on allait, et j’ai répondu, en référence à la chanson « ah les p’tits potes », où vous irez, les potes iront !


C’est comme ça qu’est né notre groupe festif et original de voisinage, dont le nom a été applaudi à la presqu’unanimité (Sylvie râle encore quand on s’appelle comme ça) : les Potirons.

Et les Potirons se retrouvent une fois tous les quinze jours pour une activité parfois fun, parfois débile. On décompresse, on rigole, on se remotive, on est là les uns pour les autres.


D’habitude, on ne se retrouve jamais en semaine, pour permettre à Violette, désormais étudiante en cinéma de continuer à participer, mais elle s’envole mercredi à Los Angeles pour un stage. Ce soir, on mange donc à la Cabane de l’Aigle, et entre les Potirons et les deux invités que j'ai ramenés en soutien, c'est un vrai jardin d’enfants.


Hé ouais, j’ai supplié mes deux potes d’enfance de m’accompagner. Parce que Fanny.

— Fais pas la gueule, on s’en fiche d’elle et de son amerloque ! On est là pour le repas, me lance Elvis en me donnant une tape dans la poitrine.

— Et le ciel étoilé ! rajoute Phil. Putain, à chaque fois ça me rend dingue ce ciel. Lève le nez, Rob, l’immensité se penche sur nos gueules et toi, tu regardes tes pieds !


Depuis toutes ces années que je me suis installé dans le Vercors, chaque fois qu’ils quittent leur vie infernale à Lyon pour me rejoindre et s’élever au-dessus des nuages, ils sont sous le même charme que moi. En parlant de charme, en voilà une qui est aussi pétillante que d’habitude et qui a su charmer un écrivain américain qui cherche à vivre le plus d’expériences originales et qui le sortent de son ordinaire. Je ne peux pas lui en vouloir d’avoir choisi le plus bel endroit au monde. Ni même d’avoir craqué pour Fanny, elle est géniale.


Et si je n’avais pas cru comme un idiot qu’on resterait vraiment amis comme c’était prévu, j’apprécierais encore la femme drôle, généreuse et dynamique qu’elle est. Avec tout le monde, sauf moi. Putain qu’on a été cons de jouer les amants l’hiver dernier. En acceptant d’entrer dans son jeu annuel, j’ai gâché le seul truc qui fonctionnait vraiment entre nous : notre amitié.


Son rire et sa voix m’empêchent d’apprécier cette soirée qui aurait dû être délicieuse.

Il y a tout : le ciel glacial mais dégagé, des boissons de la région, les Potirons qui ont envie de se mettre bien rond (sauf moi, je suis celui qui ramène la troupe), mes deux acolytes de toujours, un repas montagnard comme je les aime, généreux en charcuterie et en fromage. Il y a tout. Mais Fanny me gâche le plaisir. Elle vient de faire une blague à Sylvie, et je me souviens qu’avant, c’était avec moi qu’elle partageait ses conneries. Qu’est-ce qu’on rigolait ! C’était simple, c’était léger, et ça a fonctionné depuis le premier jour où j’ai emménagé dans le chalet à côté du sien, qu’elle a débarqué pour me demander de l’aider à se débarrasser de son ex un peu trop relou.


Le froid est redoutable, et maintenant que l’effort est terminé, tout le monde préfère rentrer au chaud de la cabane. Sauf mes deux amis qui ont choisi de boire l’apéro sur la terrasse, sous les étoiles et les ampoules colorées de la guirlande qui donne un aspect presque estival à la scène. Et un côté saltimbanque. Sylvie ressort en déroulant un plaid de son sac à dos. La mamie du groupe pense à tout.


— Prêts pour la soirée pyjama ? je lance à mes potes en m’affalant entre eux deux et en rabattant le plaid sur mes jambes.

— C’est le bon moment pour fumer le calumet de la paix, non ? demande Elvis en sortant un vieux joint de sa poche.

— Je parie que tes doigts sont aussi rabougris que ton pétard, et que tu vas pas réussir à l’allumer, se marre Phil.

— Et moi, j’parie que tu l’as sauvé de justesse quand Clémence a trouvé ta cachette et l’a vidée, je rentre dans le jeu des paris.


C’est un délire tout con qu’on fait souvent, qui n’a ni queue ni tête, d’autant qu’on ne met jamais rien en jeu. C’est juste de la parlotte.

— Et je parie qu’elle les a pas jetés, elle se les est gardés pour sa soirée pyjama à elle, rajoute Phil, secoué d’un rire bien gras.

— Je vous parie que vous allez tousser comme des p’tits puceaux en tirant votre première latte, renchérit Elvis en se brûlant les doigts avec son briquet.

— Et à votre avis ? Qui va recevoir un message de sa nana en premier, ce soir ? je demande à mes potes. Celui dont le téléphone sonne en premier devra écrire l’initiale de son prénom dans la neige. En pissant, évidemment.

— Toi, comme t’as pas de meuf, c’est un peu trop simple, râle Phil.

— Il a son frère, pouffe Elvis. Y a pas plus doué pour s’attirer des emmerdes et l’appeler à la rescousses.

— Je prends le pari, lance Phil en éclatant de rire et en tendant sa main pour qu’on tape dedans.


Ils sont cons. Je suis sûr de gagner, je tape dans leurs mains. Voilà. Redescendre en maturité, c’est le meilleur moyen d’oublier les complications de la vie d’adulte.

— Quand j’pense que t’es prof en école de commerce, Robin, l’humanité est vraiment décadente. Que diraient tes étudiants ?

— Ce soir, on n’a pas 31 ans, on en a quatorze. On est jeunes et cons, on donne notre nom aux étoiles si ça nous chante, et on…


Un téléphone sonne, annonçant un message. Déjà ?

— Mec, c’est le tien, se marre Phil en tirant sur le joint pour la première fois, sans tousser.

— Il est 22h24, qui c’est ? se penche Elvis pour regarder mon écran. C’est qui, Lyla ? Opopopop, le cachottier de mes deux, une nana au doux nom floral lui envoie des messages vocaux en soirée, et même pas on est au courant ? Sale traître.

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