Fyctia
Chapitre 5 : Robin (2/2)
— Il est 22h24, qui c’est ? se penche Elvis pour regarder mon écran. C’est qui, Lyla ? Opopopop, le cachottier de mes deux, une nana au doux nom floral lui envoie des messages vocaux en soirée, et même pas on est au courant ? Sale traître.
— Les fleurs, j’les préfère dans la vodka, perso, rajoute Phil en cliquant sans aucune gêne sur la notification WhatsApp. Nan mais en plus, elle te fait un vocal de plus de six minutes ! Vas-y, on veut écouter.
Je suis tellement choqué que je mets quelques secondes avant de reprendre mes esprits. Pas question que ces crétins écoutent ce qu’elle a à me dire. Je me relève et m’éloigne sous leurs huées de mécontentements. Je m’en fous. Je m’éloigne dans l’obscurité, trouve rapidement le sentier que les parapentistes empruntent pour s’entraîner en haut de la colline, et commence mon ascension. J’appuie sur play et colle le haut-parleur à mon oreille.
— Je suis pompette et je vais bientôt m’écrouler, résonne la voix de Lyla dans le combiné. J’ai mangé en tête à tête avec monsieur Spritz qui a très vite piqué du nez. Tu crois qu’on sera comme ça, nous aussi, quand on sera vieilles ? Si j’ai sa fortune, je pourrai me payer les mêmes draps en coton égyptien – j’ai demandé à la femme de ménage en quoi c’était, c’est aussi doux qu’un nuage – en revanche, on se fera livrer des donuts et des muffins parce que y a rien de meilleur. J’ai un coup de blues, Pao, et je sais pas à qui envoyer ma bouteille de larmes. À la mer, elles vont se mélanger, et je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Il reste toi.
Je devrais couper là. Ce message n’est pas pour moi. Et profiter de l’état éméché de quelqu’un, ce n’est clairement pas dans mes habitudes. Pourtant, je reste figé et impatient de connaître la suite.
— Il reste toi, mes voyages, mes photos instagrammables, mon compte en banque jamais aussi rempli, et cette envie d’être une badass de chez badass, c’est bien ça qu’on célèbre le 1er décembre, non ? Un calendrier de l’Avent pour célébrer les femmes puissantes et indépendantes que nous sommes !
L’ironie dans sa voix se mêle à de l’amertume.
— Pourtant, j’ai tout fait pour ressentir exactement cette putain de magie, Pao. Nouvelle manucure, du rouge pailleté, du rose poudré, des éclats scintillants, et un petit flocon blanc sur le majeur, pour la saison. Le feu et la glace réunis, tu vois ? Et comme prévu, je me suis fait sexy et j’ai dansé la choré que je répète depuis des semaines. J’ai oublié que mon hôte me regardait en bavant, et j’ai dansé comme rarement. Et durant trois minutes, j’ai ressenti la puissance en moi, cette force d’attraction, ce magnétisme, comme un pouvoir sensuel qui jaillissait. Et puis ça s’est fini. Comme ça. Et depuis, je me sens comme une mendiante qui a grapillé quelques instants de plénitude dans la lumière. Fin du spectacle.
Elle soupire, renifle, et je plonge avec Lyla dans les profondeurs de son être. Ma soirée me semble bien superficielle, à comparer. J’observe Lans-en-Vercors qui brille en contrebas, les étoiles au-dessus de ma tête, et je réalise que les ténèbres ne sont pas les mêmes pour tout le monde…
— Mais tu sais, poursuit Lyla après s’être mouchée, il y a surtout ce truc dans ma poitrine, qui durcit, qui durcit, et m’empêche de respirer parfois. Quand je pense que j’ai quitté Solal parce qu’il était un mur de pierres, j’ai l’impression de devenir comme lui. Est-ce que je suis en train de perdre mon âme, Pao ? Putain, on est le 1er décembre, et t’as vu tout le self-love dont je fais preuve ?
Lyla pleure et rit en même temps – un rire nerveux qui n’a rien à voir avec ceux qu’elle a lâchés quand j’ai dit des bêtises au téléphone, l’autre jour. Elle s’arrête de temps en temps, comme si elle avait perdu le fil, puis reprend sa phrase où elle l’a laissée. Et moi, je me sens pris au piège. J’en sais déjà trop pour faire comme si je n’avais pas écouté, et j’ai envie de connaître toutes ses pensées. Il y a un tel contraste entre la femme que j’ai rencontrée dans ce tram, si pleine d’assurance et qui semblait n’avoir peur de rien, et celle qui s’effondre en parlant de ses fêlures. Je râlais de la présence de Fanny alors que je suis bien entouré, autant humainement parlant qu’en terme de joie.
— Je m’en veux de me plaindre, je suis une mauvaise amie parfois, très égoïste, je suis désolée. Tu mérites de profiter de ta soirée, d’être heureuse et juste de… de… de profiter, voilà ! J’aimerais avoir quelqu’un d’autre à emmerder avec mes états d’âme, mais j’ai fait le vide. Bravo, Lyla ! Peut-être que Solal avait raison, je suis juste une hystérique insupportable. C’est pas la vie que je voulais. C’est pas la vie que je veux. Je veux tout ce que tu m’as dit que je pouvais avoir, Paola : la fierté, le choix, l’argent, la sensualité et le magnétisme, être une girl power… Si j’avais accepté la proposition de Robin, tu sais, le gars mignon du tram, j’aurais au moins mes carnets pour me changer les idées, mais j’ai dit non ! Par fierté mal placée, parce que je ne veux pas qu’on me sauve, et parce que les mecs ont tellement souvent des arrière-pensées que je mets tout le monde dans le même panier. Je suis un mix gerbant entre ma mère complètement frappée qui hurlait sur tout ce qui bougeait, et Solal qui était devenu impénétrable. Je veux pas devenir ce genre de femme, Pao. Aide-moi…
La voix de Lyla s’éteint dans un gémissement qui me retourne le cœur. Je crois que son enregistrement est terminé, mais quand je regarde l’écran de mon téléphone, il reste encore du temps d’après le compteur, alors j’attends. C’est horrible d’assister à un tel chagrin et de ne rien pouvoir faire ou dire pour l’apaiser. Et son amie non plus, ne pourra rien, puisque c’est moi qui ai reçu le message.
— Je… Je t’ai pas dit ? elle sursaute presque derrière son combiné. J’ai annulé mon billet pour Phuket. Samedi, je récupère mon sac, et après, je sais pas. Je suis paumée. J’ai refusé un contrat de trois semaines, pourtant le type était prêt à doubler son prix tellement il me voulait moi, mais à quoi bon ? Je… J’ai bientôt vingt-huit ans, et j’ai beau dire que j’adore voyager, être indépendante, n’avoir de compte à rendre à personne, en vrai, Pao, ça me manque, tu sais… pouvoir compter sur quelqu’un. Même si, avec Solal, on était loin de la relation idéale, y avait du bon, quand même. Surtout aux débuts. Et parfois, je me dis que j’ai été conne de partir. Je sais que demain, je te dirai que j’ai été conne d’avoir pensé ça. Mais c’est naze d’être seule. Et c’est encore plus naze de te balancer tout ça. Pardon. Cet Avent était censé être celui où j’explose mes plafonds de verre, où je me kiffe comme jamais, et voilà le résultat. Je… je vais te laisser. Je t’aime.
Cette fois, elle a fini de vider son sac. Je ne réfléchis pas deux secondes de plus et clique sur le petit micro vert. Si elle n’a pas choisi de s’ouvrir ainsi à moi, autant que ce soit équitable.
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