Fyctia

— Robin des bois, descends de ta forêt et viens sauver mes miches ! J’ai besoin de toi ! me supplie mon frère à l’autre bout du téléphone, sans prendre le temps de vérifier que je l’entende bien.

S’il savait : pour la blague, j’ai sorti un bonnet de Père-Noël qui clignote. C’est officiellement de saison, le marché de Noël de Grenoble vient d’ouvrir ses portes. Mais je garde la surprise pour mon frère et entre dans son jeu. Il m’a laissé déjà trois messages sur le répondeur et si je ne le rassure pas un minimum, il va fondre à force de transpirer d’angoisse.

— Salut à toi, horrible Prince Jean qui m’exploite, je le charrie en m’engouffrant dans le tram alors que les boutons clignotent déjà, rendant jaloux mon couvre-chef.

Les portes manquent me pincer le cul, c’était moins une.

— Robin, sérieux, c’est de la folie, je m’en sors pas. Dis-moi que tu peux venir m’aider ! J’ai besoin d’un miracle de Noël en avance.

On est le 27 novembre, on sait tous les deux que d’ici Noël, il aura oublié et en demandera d’autres.

— Je suis là dans quinze minutes, je le rassure.

— Enfin une bonne nouvelle ! Merci frangin ! Je t’en dois une !

— Tu m’en dois des milliers. Dis à ta p’tite femme que vous ne louperez pas votre week-end en amoureux. On fait ce qu’on peut cet aprem, et je terminerai tout seul s’il le faut.

J’imagine Rémi en train de regarder les meubles de sa nouvelle cuisine qui vient de lui être livrée comme si elle pouvait lui chuchoter elle-même les indications de montage.

— C’était pas censé arriver avant la semaine prochaine, il geint. Pour une fois qu’une livraison est en avance. C’est le bordel ici, je sais pas par où commencer, et Céline est aux bords de la crise de nerfs. Et j’peux pas laisser ça comme ça, quand on revient, y a le baptême de Manon, c’est une catastr…

— Rien du tout, je le coupe dans son mélodrame. Je gère. Je sauve votre escapade en amoureux à Strasbourg, vous allez profiter du marché de Noël comme prévu, je suis le meilleur parrain du monde, et j’te laisse, j’suis dans le tram. À toute.

Je raccroche sans le laisser poursuivre ses lamentations. Je déroule mon écharpe, il fait beaucoup trop chaud ici. Maintenant que je n’ai plus la voix geignarde de Rémi dans les oreilles, je prête attention à ce qui se passe autour.

— Hey !!!! Non mais je rêve, t’es en train de te frotter contre ma sœur ?! s’énerve une femme qui était assise dans le sens de la marche et qui se lève en se maintenant à sa valise.

Tous les regards de la rame se tournent à la fois vers une adolescente pétrifiée dont les doigts ont blanchi, recroquevillés autour de la barre centrale à laquelle elle se cramponne en baissant la tête, et un homme derrière elle qui s’est reculé d’un pas mais se redresse de toute sa hauteur en même temps qu’il arrache un écouteur de son oreille et nous offre sa poésie toute relative.

— Ta gueule, sale pute ! il peste.

L’aînée des deux sœurs me tourne le dos, mais c’est comme si le gros connard qui ferait mieux de faire profil bas avait appuyé sur un bouton ; je peux presque voir la rage monter d’un coup comme une jauge rouge qui fait ding quand ça atteint le haut du crâne.

— Au moins, j’ai pas besoin de me servir de force parce que personne ne veut de moi ! elle rétorque en levant le menton. Non mais j’hallucine, t’es qu’un gros porc dégueulasse !

Je n’ai jamais vu un visage virer au rouge comme ça, le nez de Rudoph le renne en serait jaloux. Sauf que si c’était de honte, ça aurait au moins un intérêt, mais non ! Le mec vire furax :

— Je n’oublie jamais un visage, il postillonne en se penchant pour attraper le menton de la femme.

— Et moi j’ai le tien dans la boîte, je m’interpose en agitant mon smartphone et en me saisissant de son poignet pour le repousser avec fermeté.

Je n'ai pas eu le temps de filmer quoi que ce soit, je bluffe, mais je suis tellement en colère d’assister à une telle scène, et en plus en public. Rien n’arrête les connards !

Et ça me fout en rogne de réaliser que personne d’autre n’intervient !

Il y a un silence de plomb, tout est allé très vite, et je me demande si le salaud ne va pas sortir un couteau de sa poche, vu le regard injecté de sang qu’il nous lance. Il me toise mais je suis plus grand. Pas plus costaud, mais mon manteau fait illusion.

Soit la nana est inconsciente, soit elle cache une ceinture noire de krav-maga sous son manteau et ses bottes à talon. Le tram s’arrête, le mec recule en débitant un flot d’insultes et disparaît, avalé par les personnes agglutinées qui se pressent pour entrer.

Lorsque les portes du tram se referment et qu’il se remet en branle, j’entends la femme demander à sa sœur comment elle va. Et de toute évidence, elles ne se connaissent pas ; cette dernière hausse les épaules en minimisant ce qui vient de se passer, et la justicière reste en silence à côté de l’adolescente, sans la toucher.

Les discussions autour reprennent comme si rien de choquant ne venait de se dérouler, et je réalise que j’ai encore les poings serrés.

La femme finit par rejoindre son siège initial où elle avait laissé un sac à dos et je ne peux m’empêcher de l’interpeller.

— C’était très courageux, je lui dis sincèrement. Mais un peu dangereux, aussi.

— Je n’avais pas peur de lui.

— J’ai bien remarqué. C’est ce qui m’inquiète.

— Je n’ai pas besoin qu’on s’inquiète pour moi, elle redresse le menton et ajuste une mèche de son carré blond derrière son oreille. J’étais prête à lui planter mes bébés dans les burnes, elle rajoute en faisant danser ses doigts comme si elle pianotait dans l’air.