Fyctia

Je suis déconcertée. Mes pensées sont accaparées par cet inconnu aux yeux doux, à la voix troublante. Oh, qu’est-ce que j’aimerais le revoir, juste une fois, pour laisser les souvenirs remonter. Je sais que je le connais. Je le sais. Les traits de son visage me sont familiers, cette voix grave et masculine, à la fois dure comme une pierre, mais murmurant des mots doux comme la soie. Je le connais. Je le connais. Je le connaissais. Je ne saurais plus mettre de nom sur cet inconnu. Je ne saurais plus me rappeler de nos souvenirs. Du moins, pas tant que je ne sais plus qui il est. Il était un pilier de ma vie, ça, j’en suis certaine. Il comptait à mes yeux. Il était proche de moi. Mais, dans ma tête, ce n’est qu’un océan de brouillard. Infranchissable. Incassable. Je ne peux le traverser. Et même si je le voulais, je ne pourrais voir qu’à quelques millimètres de moi. Je me perdrais dans les souvenirs. Je vivrais pour de bon dans le passé. Dans l’attente de trouver quelque chose, ou quelqu’un, qui m’en sortirait.

Devant mon manuscrit, je ne bouge pas. La page est vierge. Pas un mot. Rien. Rien que du blanc. Mon crayon est toujours en l’air. La mine est toujours taillée à la perfection. Les lignes sont toujours bleues. Le papier est toujours blanc. Aucune trace d’effacement. Rien. Cela fait deux heures que je suis assise à mon bureau, tournant et tournant sur ma chaise, mais aucun mot ne s’est posé sur la feuille. Et pourtant, il faut que j’écrive. Il me faut produire quelque chose. Mon rêve a toujours été de publier un roman, d’en écrire un, d’être lu par des lecteurs impatients de découvrir la suite, s’arrachant les livres des mains, s’attachant aux personnages, lisant et relisant sans arrêt mon roman. Autant dire que, jusqu’à présent, rien. J’ai des ébauches. J’ai des débuts. J’ai des fins. J’ai des personnages. J’ai des plans. Mais rien ne s’aggance. Rien ne s’empile impeccablement dans ma tête. Il y a sans cesse un élément qui cloche, qui me fait recommencer à zéro. Sans arrêt.

Et me revoilà à rêvasser. J’observe la neige tomber, de l’autre côté de la fenêtre. J’observe les flocons virevolter dans les airs. J’observe les gens marcher tranquillement, leur capuche rabattue sur leur tête, un sac à la main. Est-il parmi eux ? Est-ce que mon bel inconnu mystérieux marche ici, devant mon lieu de travail ? Aime-t-il écrire ? Et si c’était lui qui avait écrit le manuscrit que j’ai lu vendredi ? Est-ce possible ? Me cherche-t-il aussi ? Sait-il qui je suis ? Les questions débordent, débordent, débordent. Les pensées s’entassent, s’entassent, s’entassent. Les réponses s’envolent, s’envolent, s’envolent. Et un papillon vient se poser au creux de mon oreille. Je l’entends voler à côté de moi. Je le sens me frôler la pommette. Il se pose dans mon oreille et me murmure tout ce qu’il pense. Des idées. Des idées à écrire. Pas de temps à perdre, j’écris ce qu’il me dicte. Je fais attention à ne pas le faire fuir. Il ne faut pas qu’il s’en aille. Il me parle et me chuchote à l’oreille, mais il n’élève jamais la voix. Il n’y a que moi qui l’entends. J’écris, je note, je raccourcis, je rature. Je lui fais confiance. Un plan prend forme. Une esquisse. Des personnages.

— Спасибо, маленькая бабочка.¹⁴

Et il s’envole, il repart, il s’enfuit. Il disparaît. Et je souris. J’ai mon idée. J’ai tout ce qu’il me faut. Alors, sans tarder, j’écris. Les mots s’alignent, les phrases se forment, les paragraphes prennent vie, jusqu’à former un chapitre. Deux chapitres. Trois chapitres. Quatre chapitres. Cinq chapitres. Et il est dix-sept heures. Je remballe mes affaires, laisse mon esquisse de côté et sors, à mon tour. J’inspire et j’expire lentement, je savoure l’air frais de l’hiver. Noël arrive bientôt.

Je marche dans la rue et mes pas me conduisent lentement, mais sûrement, dans cette même rue où je l’ai rencontré dans le magasin. Et j’attends. Je ne sais pas quoi. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas qui. Sûrement lui. Sûrement que je veux le revoir. Sûrement qu’il me manque. Sûrement que je veux éclaircir le passé. Mon passé. Notre passé. Qu’avons-nous vécus ensemble ? Étions-nous vraiment proches ? Camarades ? Amis ? Ex ? Amoureux ? J’attends. Encore. Encore. Longtemps. J’observe. Les passants. Les familles. Les amoureux. Je vois. Les lampadaires s’allumer. Les magasins s’éteindre. Les bonnets s’enfiler. Les manteaux se fermer. Je sens. Le froid s’intensifier. Les flocons tomber de plus en plus vite. Le vent s’emmêler dans mes cheveux. Le nez me piquer. J’entends. Le vent souffler. Les bruits des pas. Les portes se fermer. Et puis plus rien. Je ne sens plus rien. Je ne vois plus rien. Rien qu’une rue vide. Et un ciel noir. Il fait nuit. Il n’est pas là. Je rentre. Je fais demi-tour. Je vais me coucher. Je ne pense plus. Je ne rêve pas. Je dors.

Дорогой мой Антон¹⁵, Ты¹⁶ qui m’as vu me noyer, tu as pleuré, ri et peut-être bien plus encore. Ты¹⁶ qui as dû vivre tant d’aventures avec moi, tant d’amour et de chagrin. Ты¹⁶ que j’ai oublié. Je m’excuse. Je n’ai pas de mots. Je ne les trouve pas. Ils se sont enfuis. Далеко, далеко, далеко¹⁷. Ils ont disparu. Je regrette. Le brouillard s’est dissipé et un orage a éclaté à partir de ce moment-là. Ça n’a pas diminué, ça ne disparaîtra pas jusqu’à ce que je te trouve. Mais où te chercher ? Дорогой мой Антон¹⁵, tu es loin, très loin de moi. Moscou est une grande ville et il y a beaucoup de monde. Послушай мой звонок¹⁸. Sens le papillon de mon cœur s’approcher de toi et te chercher. Il t’appelle pour venir me rencontrer. Et j’ose espérer que tu le suivras. Pour moi. Pour nous. Pour notre passé commun, peu importe comment il s’est passé.

¹⁴ Merci, petit papillon

¹⁵ Mon cher Anton,

¹⁶ Toi

¹⁷ Loin, loin, loin.

¹⁸ Écoute mon appel