Fyctia
Orientation Nord-Sud
La rentrée en septembre m’avait lessivée. Tout le monde ne parlait que d’avenir, les choix des orientations, des options, des professions me plongeaient dans la panique. J’avais jusqu’à présent suivi le troupeau comme un mouton, le cerveau entièrement occupé par Alexandre. Je ne m’étais posé aucune question quant à mes goûts ou mes envies pour le futur. Une vraie bécasse. Moyenne en tout, intéressée par rien, véritable cliché de la fille romantique et rétrograde dont la vie s’organise autour de celle de son homme, sans désir propre, sans projet professionnel. Aucune personnalité. Je dissimulai ma honte derrière un visage préoccupé, le front barré d’incertitude, comme si j’étais le siège d’intense cogitation, alors que sous ce masque, mon esprit moulinait dans le vide.
— Mais concrètement, t’hésites entre quoi et quoi ? me demandait Isadora.
Je gémissais.
— Tous les métiers semblent nazes, pourquoi on est obligé de devenir adultes ?
En octobre, j’eus dix-sept ans à mon tour et une lettre arriva. Comme la première, elle était destinée à Maman, aucun bon vœu d’anniversaire pour moi ne l’accompagnait. Alex parlait principalement de ses discussions avec Sœur Thereza à propos de sa mère, aussi Mina quitta-t-elle la cuisine.
La directrice conseillait à mon frère de patienter, de prendre ses repaires et de réfléchir. Si en janvier, il était toujours résolu à retrouver sa mère, elle l’aiderait à la trouver. En attendant, elle lui conta une partie de l’histoire qu’il ignorait jusque-là.
Sa mère avait toujours exprimé le souhait de venir le rechercher un jour, mais elle n’en avait rien fait. Contrairement à d’autres parents, elle ne montrait pas d’affection particulière, elle ne passait pas le voir, elle ne désirait jamais lui parler lors de ses visites à l’orphelinat. On aurait dit qu’elle se le gardait sous le coude, au cas où, en cas de besoin. Alexandre était suffisamment mature pour entendre ça désormais. Sa mère espérait qu’en vieillissant, il travaillerait et lui rapporterait des sous. Il aurait pu laver des pare-brise aux carrefours ou cirer des chaussures sur les trottoirs. À l’époque, plus il grandissait, moins Sœur Theresa voyait comment éviter ce destin de semi-mendicité. Puis la chance avait tourné pour la jeune fille. Un employé de bureau était tombé amoureux d’elle, il n’était pas riche, mais possédait une voiture et louait une petite maison, en dehors du bidonville. Ils allaient se marier, la mère d’Alex aurait d’autres enfants. Au lieu de le récupérer pour lui offrir une vie meilleure comme elle l’avait promis, elle se rendit à l’orphelinat pour signer les papiers d’adoption. Son fiancé ne devait pas connaître l’existence de son fils illégitime. Sans doute avait-elle un peu menti sur son passé, de peur de voir s’envoler son projet de mariage. Ce revirement nous avait permis d’accueillir Alexandre. Mon frère n’avait pas idéalisé sa mère de naissance, pourtant son pragmatisme lui causa une blessure supplémentaire.
Sœur Theresa avait insisté. En cas de rencontre avec sa mère, peu de chance que leurs retrouvailles se déroulent comme dans les telenovellas, avec un adolescent qui se jette dans les bras de sa maman larmoyante de bonheur. Plus certainement, sa mère se méfierait de lui, redouterait qu’il menace la stabilité de son mariage, arrive avec des reproches. Dans le cas où son couple battrait de l’aile, elle pouvait même attendre de lui une aide financière, fruit de sa « réussite française ». Alexandre avait promis de réfléchir à l’éventualité d’une telle confrontation.
Dans sa lettre, il expliquait aussi combien il avait été occupé ces dernières semaines, et que c’était une bonne chose. L’orphelinat avait reçu un don important d’une église beauceronne, dont la paroisse abritait plusieurs anciens protégés de Sœur Theresa. L’argent servit à réparer une canalisation, à carreler les toilettes, ainsi qu’à repeindre les murs sales des dortoirs et du réfectoire. Alex avait accompli ces travaux avec l’aide d’un ouvrier professionnel, il se sentait utile pour la première fois depuis son arrivée.
Au bas de son courrier, il avait signé « Sandro ».
Plus tard, je questionnai Mina à propos de cette lettre.
— Tu es certaine que tu ne veux rien savoir ? Je crois que ça pourrait t’intéresser.
— Laisse tomber, répondit-elle, excédée. La relation d’Alex avec sa mère n’a aucun rapport avec la mienne. Quelle relation, d’ailleurs ? Elle a toujours fait comme si je n’existais pas, alors que son fils, ça. Pour lui, elle avait des rêves.
— Des rêves d’exploitation, oui. Elle voulait le faire mendier pour elle ! C’est ça qu’il a découvert.
J’exagérais un peu, mais je savais que l’idée ferait plaisir à Mina. Quel mal y avait-il à enjoliver, ou dans ce cas-ci, à enlaidir ? Au moins, elle n’était plus la seule à souffrir de la sécheresse de sa génitrice, Alex avait été logé à la même enseigne. Elle me regardait les sourcils froncés, mais elle ne me voyait plus. Ma nouvelle progressait lentement dans sa conscience, fermant des portes restées ouvertes, rouillées sur leurs charnières, et répondant à des pourquoi sans fond.
Je quittai sa chambre sur la pointe des pieds.
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