Fyctia

Un vendredi d’avril, Mina et moi avions ignoré le beau temps pour nous dépêcher de rentrer à la maison, nous délester de nos cartables en vrac dans le couloir et avaler un goûter. Isadora devait nous rejoindre : Maman l’avait promis, au dîner nous mangerions des pizzas, puis soirée pyjama ! Nous pourrions tester Secrets de Princesses, le jeu qu’Isadora avait reçu pour ses dix ans. La chançarde fêtait toujours son anniversaire avant moi. Parfois j’en avais marre d’être née en octobre, j’étais la plus petite de ma classe. Le jeu d’Isadora, nous ne l’avions pas encore essayé, en vérité je trouvais les princesses un peu nazes, c’était pour les bébés, mais on avait lu quelques cartes, avec des gages rigolos si on refusait de livrer ses secrets. Je ne risquais pas grand-chose, Isadora savait déjà tout de moi. Mina participait, même si ses confidences de gamine de cinq ans, bon… Elle collectionnait les amoureux, mais pas des vrais, elle en changeait tout le temps, ça ne comptait pas.

Isadora et moi, on adorait le même garçon. Il s’appelait Lucas, trop beau avec ses yeux blonds et ses cheveux bleus… eeeh voilà, dès que je l’évoquais, je m’embrouillais. Nous l’aimions toutes les deux depuis plus d’un an et aucune fille ne l’avait jamais embrassé, en tout cas y avait pas intérêt. Pour tout dire, je n’osais même pas lui parler quand on le croisait dans les couloirs de l’école. La preuve que c’était plus « pour de vrai » que les histoires de Mina.

À table, tout le monde était de bonne humeur, on mangeait nos quartiers de pizza à même le carton en gloussant. Papa avait commandé une quatre-fromages, ma préférée aussi, une carnivore pour faire plaisir à Maman et une végétarienne pour Mina et Isadora qui se disaient écolos. Mina ignorait le sens de ce mot, mais elle aimait les animaux et copiait tout sur Isadora.

Maman nous autorisa à boire du coca et elle se déboucha une bouteille de Morgon, une sorte de vin rouge très bon d’après elle, Papa avait même sorti les verres à pied. Elle avait l’air si contente que je chuchotai à l’oreille d’Isadora « on dirait que mes parents vont faire une soirée pyjama eux aussi ». Elle éclata de rire, s’étrangla et recracha son coca par le nez. Papa ne lui fit aucune remarque, il trinquait avec Maman, les yeux brillants.

— Nous avons une grande nouvelle à vous annoncer, déclara-t-il, le verre toujours levé.

— Vous allez vous marier ? l’interrompit Isadora.

Maman pouffa. Ma copine avait le chic pour sortir des propos incongrus. Et Papa devait être vachement joyeux pour la laisser détruire son discours solennel sans se fâcher.

— Bon, je continue, dit Papa en surveillant notre voisine du coin de l’œil. Nous avons une grande nouvelle : Alejandro va venir nous rejoindre. On ira le chercher cet été.

— Pour… juste pour les vacances ou pour toujours ? demandais-je.

J’avais du mal à y croire.

— Pour toujours ! dit Maman et sa voix vacilla un peu.

Tout le monde regardait Mina à présent. Elle avait les yeux écarquillés, puis consciente d’être le centre de notre attention, elle s’agita.

— Alejandro, mon frère ? Il va venir habiter avec nous ? Youpiii !

Elle bondit de sa chaise avant d’entreprendre trois tours du salon-salle-à-manger. Isadora et moi courûmes à sa suite.

— Youpiii ! Youpiii !

Mina se retourna brusquement et me poussa.

— C’est mon frère, c’est pas le tien Ombline !

— Pour le moment oui, dit Maman. Mais quand nous l’aurons adopté, ce sera le frère de tout le monde.

— Même le mien ? Trop cool, exulta Isadora qui sautillait sur place.

— Il va dormir où ? m’enquis-je, encore sonnée par la réaction de Mina. Dans chambre vide ?

— Oui, répondit Papa avec un grand sourire. C’est reparti pour les aménagements.

Ce week-end s’annonçait encore plus formidable que prévu et notre soirée pyjama brillait d’un nouveau feu. Assise sur le matelas que ma mère lui avait installé au sol, Isadora, ses cheveux roux assortis à une chemise de nuit orange était la plus exubérante d’entre nous.

— Peut-être que je vais être amoureuse de lui ! Comme ça, je te laisserais Lucas.

Le partage de Lucas revenait souvent dans nos discussions. Qu’arriverait-il s’il choisissait l’une de nous ? Isadora et moi avions décidé de rester « amies pour la vie » quoiqu’il arrive, mais concrètement, on se doutait que ce ne serait pas si simple. Heureusement, Lucas ne nous accordait pas le moindre regard. Nous le soupçonnions d’en pincer pour Lisa, la blonde aux barrettes assorties à ses vêtements. Mina boudait sur le lit du haut. Ces histoires l’indifféraient, elle nous jetait ses nounours pour qu’on s’intéresse à elle. Dans Secrets de Princesses, elle préférait les gages.

— Amoureuse d’Alejandro ? dit-elle en reniflant d’un air dégoûté.

— Quand même, tu te réjouis de revoir ton frère ? demanda Isadora.

Mina semblait hésiter. Je ne tenais pas à ce que ma copine la houspille.

— Tu sais, Mina ne se souvient pas de lui, elle était trop petite.

— Si je m’en souviens ! C’est mon frère, Isa, t’as pas intérêt à être amoureuse de lui.

— On va encore plus s’amuser, tous les quatre, dis-je pour apaiser Mina. Demain, on va acheter des meubles pour sa nouvelle chambre. Je vais lui offrir un poster d’Éric Cantona : les garçons, ils adorent le foot, même si Papa veut qu’on le laisse choisir lui-même.

— Et s’il choisit des trucs nazes ? dit Isadora d’un ton provocateur.

Mina lui sauta dessus depuis le lit du haut.

— Mon frère, il est pas naze, c’est toi la naze !

L’altercation tourna en pugilat à grands coups de peluches jusqu’à ce que Maman vienne nous demander de nous calmer et de dormir. Dans la pénombre de la chambre, Isadora me chuchota encore.

— Ça doit faire bizarre, non ? L’arrivée d’un frère… on en parle depuis si longtemps ! Cette fois, c’est pour de vrai.

Elle avait raison. La vie à la maison ne serait plus jamais comme avant.