Blanche de Saint-Cyr Mon frère Préparatifs et déconvenues

Préparatifs et déconvenues

L’effervescence qui accompagna les semaines suivantes changeait notre quotidien en fête. Maman souriait tout le temps. Papa dressait des listes, qu’il rallongeait ou raturait à longueur de journée. Avec Mina, on accumulait les dessins de bienvenue à accrocher partout dans la maison. La chambre d’Alejandro me paraissait triste, avec des meubles gris et rouge, mais Papa m’assura que c’était des goûts de garçons. Maman semblait d’accord avec lui. Je gardai mes idées de foot en réserve. Finalement, les parents partirent pour l’aéroport lors d’un long week-end de mai, cette fois encore Grand-mère s’occupait de nous.


Mina posait beaucoup de questions à propos de sa propre arrivée quatre ans auparavant, elle voulait tout savoir. L’avait-on attendue avec autant d’impatience qu’Alejandro ? Pourquoi ne lui avait-on pas préparé une belle chambre, à elle aussi ? Il fallut tout lui réexpliquer. Je trouvais ça bizarre, parce que quand même, elle était là pour sa propre arrivée. Comme la dernière fois, nos discussions avec Isadora à travers la haie servaient d’exutoire à notre empressement. Nous étions si souvent couchées à cet endroit qu’un creux marquait la place de nos fesses dans l’herbe.


— Ta mère a téléphoné ? demandait Isadora.


— Oui, hier soir. Tout a l’air de bien se passer cette fois.


— Je croise les doigts et touche du bois, récitait-elle en se frappant le front.


Le grand jour finit par arriver. Quand j’entendis la voiture écraser les gravillons de notre allée de garage, j’avais encore la brosse à dents en bouche. Maudissant Grand-mère qui m’avait imposé cette corvée juste au mauvais moment, je crachais dans l’évier pour rejoindre Mina qui trépignait devant la porte. Grand-Mère intervint.


— Laissez-leur le temps d’arriver, bande de harpies.


Papa franchit le seuil avec les valises, tandis que Maman entra, tenant Alejandro par la main. Je me précipitai pour l’embrasser, mais ses sourcils froncés m’arrêtèrent à un mètre. Maman nous serra Mina et moi dans ses bras.


— Je vous présente Alejandro. Il est un peu fatigué du voyage.


Mina se cacha derrière moi en marmonnant un b’jour inaudible. Papa aida notre frère à ranger sa veste dans le vestiaire, puis nous demanda.


— Les filles, vous lui montrez sa chambre ?


Nous montâmes l’escalier, l’exhortant à nous suivre, ce qu’il fit sans un mot. En revanche, Mina et moi bavardions comme deux corneilles surexcitées, oubliant qu’Alejandro ne parlait pas français. Arrivées dans sa chambre, nous lui avons tout expliqué, ouvert chaque tiroir, commenté le mobilier. Lui restait simplement assis sur le lit, sans bouger. Il ne ressemblait pas au frère que j’avais imaginé. Il portait un survêt trop long, dont il avait retroussé les manches sur ses bras maigres. Il avait roulé aussi le bas du jeans que Maman lui avait acheté. Aux pieds, de gros godillots rigides, moches comme du plastique, du genre qui blesse le talon et coupe la cheville quand ça frotte. Sa peau était bizarre, avec des plaques plus claires et d’autres plus foncées, comme une carte de géographie. Il avait l’air sale. Il remarqua que je le détaillais, ses yeux me lancèrent des éclairs noirs. Pendant tout ce temps, Mina n’avait pas cessé de jacasser. Je proposai que nous descendions rejoindre les parents, mais personne ne me suivit dans l’escalier.


— Ça va ma grande ? s’inquiéta Papa.


— Alejandro, il parle pas.


— Faut du temps pour faire connaissance, dit Maman. C’est normal.


Elle appela à venir à table, tandis que je dressais le couvert, Grand-Mère avait cuisiné des spaghettis bolognaise. Pendant le repas, Mina demanda la permission de dormir avec son frère. De surprise, je restai la fourchette en l’air, la respiration coupée.


Maman questionna Alejandro, lentement, avec force articulations pour mimer chaque mot. Il acquiesça, et tout le monde sembla heureux. Quand je compris que personne ne demanderait mon avis, je reposai ma fourchette sur mon assiette. La bolognaise avait soudain un goût de carton.


Le soir, Maman lut l’histoire pour Mina dans la chambre d’Alejandro, j’eus le droit de venir l’écouter, puis je partis me coucher, seule. Il avait suffi de quelques heures pour que ma sœur m’oublie. Je pouvais à peine respirer tellement la tristesse me nouait la gorge, mais je n’arrivai pas à pleurer. J’avais trop peur qu’ils m’entendent. Je m’endormis finalement, épuisée, en me berçant de l’espoir que Mina se raviserait le lendemain.


Peine perdue. Ni le lendemain ni les jours suivants. Les deux semblaient collés pour toujours et muets en ma présence. Dès le week-end, les lits superposés changèrent de chambre. Mina déménagea ses nounours, ses poupées et mon imagier du Père Castor. Le chagrin me dévorait le cœur. J’héritais du lit gris et rouge que je trouvais si moche. Papa tenta de me consoler.


— Je comprends que ça te fasse bizarre, dit-il d’un air embêté. Ils ont besoin de se retrouver, c’est difficile, pour eux, tous ces bouleversements.


Je me renfrognais. Pour moi non plus, ce n’était pas facile, et tout le monde s’en fichait. Au départ, je devais gagner un grand frère. Là, j’avais perdu ma petite sœur. Maman s’en mêla.


— Et si on t’installait aussi un lit en hauteur ? En dessous, tu aurais ton bureau. L’année prochaine tu entres en CM2, et bientôt le collège, ça devient sérieux.


Je haussai les épaules. On tentait de m’acheter. Mina serait en CP, où feraient-ils leurs devoirs, eux ? Dans la cuisine avec Maman pendant que je serai ici toute seule ? J’affichai un regard de martyr mais acceptai quand même. Pas folle la guêpe, aurait dit Grand-Mère.


Alejandro entra à l’école même s’il ne restait plus que six semaines de cours. Après une évaluation, il intégra la classe en dessous de la mienne. Il avait du retard en calcul, et ne savait pas encore assez bien écrire, surtout en français, pour venir en fin de CM1 avec moi. Malgré ma jalousie, j’eus le cœur serré pour lui. Ce n’était pas de sa faute s’il avait manqué d’une bonne école. J’essayai de compatir, je lui adressai quelques mots, mais il me regarda d’un air de défi, avec ses yeux trop grands dans son visage trop maigre, comme s’il m’interdisait d’avoir pitié de lui.


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12 commentaires

Rachelmcz

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Il y a un an

Tu parles d’effervescence et tu le décris très bien ! On sent que son arrivée va être un réel chamboulement dans cette vie de famille ! Ça donne envie de savoir comment la chose va être traitée en espérant qu’Alejandro arrive à trouver sa place . On comprend bien tout le contraste et la frustration qu’Ombeline peut ressentir la pauvre !! Je suis d’accord avec les autres commentaires je trouve qu’elle fait enfin son âge !! On sent que ça va être compliqué pour elle !

Blanche de Saint-Cyr

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Il y a un an

Oui il faut que je retravaille les passages où elle est plus jeune.

MARY POMME

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Il y a un an

🧡

Katie P

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Il y a un an

Beau contraste entre l'enthousiasme du chapitre précédent et la déconvenue de celui-ci. Tu restitues bien toute la frustration et la déception d'Ombline.

Cassy M. PUICH

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Il y a un an

J'ai trouvé ce chapitre d'arrivée très bien écrit. Dans le dernier paragraphe, je changerais seulement l'expression "six semaines de cours" qui s'apparente davantage au collège qu'à la primaire.

Horliana

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Il y a un an

Oh une arrivée vraiment compliquée pour la pauvre Ombline qui se retrouve complètement délaissée.

Livre_e

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Il y a un an

J'apprécie beaucoup ton déroulé. Ma remarque du début à bien été équilibrée. Ombeline semble enfin avoir son âge, avec des chagrins de son âge. Je suis aussi assez fan de ta manière vraiment très fluide de faire avancer le temps au cours du récit. Je me réjouis de lire la suite. 😎😁👍🏻

Blanche de Saint-Cyr

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Il y a un an

Merci !

Louise B.

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Il y a un an

Ombeline me fait de la peine... On sent bien l'incompréhension d'une enfant qui voit sa vie bouleversée sans que personne ne semble la comprendre. Tu le traduis bien.

Blanche de Saint-Cyr

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Il y a un an

Merci, c'est vrai que je ne la ménage pas beaucoup^^
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