Blanche de Saint-Cyr Mon frère Pinocchio

Pinocchio

Trois ans passèrent où Alejandro ne répondit jamais à aucune de mes lettres, même quand je dessinais des cœurs dessus. Son courrier s’adressait toujours à Mina, Mina qui devenait de plus en plus mignonne. Toutes mes copines l’adoraient, et les adultes m’assuraient « tu as bien de la chance d’avoir une si jolie petite sœur ». De toute façon, si quelqu’un avait osé en dire du mal… Je n’avais pas hésité l’année dernière à enguirlander un garçon qui lui jetait chaque jour du sable dans les cheveux.


Trois ans aussi où on parla beaucoup du Chili à la télévision. Maman refusait que je regarde les informations, mais Papa m’expliqua que les Chiliens ne voulaient plus de leur président avec un drôle de nom comme Pinocchio, même qu’ils en avaient marre de ses mensonges, alors ils organisèrent un référendum pour l’obliger à partir. Un jour je parlai de cette histoire de Pinocchio à l’école et la maîtresse n’eut pas l’air de trouver la situation aussi tragique que mes parents. Elle rit, puis m’ébouriffa les cheveux de la main en soupirant « eh ben dis-donc ». Le soir où les Chiliens réussirent à se débarrasser de Pinocchio, c’était avant Noël et Maman embrassa Papa comme dans les films que j’avais pas le droit de regarder. Je ne comprenais pas bien la joie de mes parents, moi aussi j’avais déjà menti, ce n’était pas si grave, puis à la télévision on vit défiler des mères avec les photos de leurs fils disparus. Une fois de plus, on ne m’avait pas tout expliqué.

— J’ai eu l’air bête à l’école à cause de vous. Pourquoi vous me dites jamais rien ?

C’est alors que Mina s’écria :

— Mais on s’en fout, on s’en fout du Chili, t’façon.

Elle quitta le salon pour monter les escaliers en tapant des pieds sur chaque marche. Les parents se regardèrent, interloqués, puis Maman suivit ma sœur dans notre chambre. Je restai seule avec Papa. Je lui décrivis la réaction de la maîtresse lors de ma sortie sur Pinocchio. Il gonfla les joues d’un air embarrassé.

— Ta mère ne réalise pas que tu auras dix ans cette année. Elle veut te protéger.

— Je ne suis plus un bébé.

— Que veux-tu savoir ma grande ? Demande et je t’expliquerai.

— Je veux savoir pourquoi Alejandro n’est pas venu avec Mina.

Papa écarquilla les yeux, se passa une main sur le visage, puis murmura.

— Très bien.


À la fin de la discussion avec Papa, je montai me coucher et Maman me fit chut avec un doigt sur la bouche parce que Mina s’était endormie. Je grimpai sur mon lit et dès que Maman quitta la chambre, j’allumai ma lampe de poche pour écrire dans mon carnet secret l’histoire de Mina et Alejandro.


Quand Papa et Maman arrivèrent au Chili, ils apprirent que Mina et Alejandro n’étaient pas orphelins. À la naissance d’Alejandro, sa mère avait quatorze ans (le même âge qu’Emmeline !), et elle avait confié son bébé aux Sœurs de Santa Maria. Elle espérait un jour gagner sa vie et venir le reprendre, mais les favelas de Santiago laissaient peu de place aux rêves. Alejandro vivait à l’orphelinat, mais il n’était pas adoptable. Sa mère venait le voir de temps en temps la première année, ensuite ses visites s’espacèrent.


Un jour d’automne, Sœur Theresa, la directrice, présenta à Alejandro un bébé chétif. Une fille que sa mère venait de déposer, promettant de venir les rechercher tous les deux très bientôt, mais quelques mois plus tard, une dysenterie emporta la petite sœur. Les années passèrent, Alejandro attendait toujours que sa mère revienne le chercher ou au moins le visiter ou l’emmener se promener le dimanche, mais il ne recevait plus de nouvelles. Au point que les Sœurs se demandaient si elle était encore en vie.


Jusqu’à ce jour de juin, l’année de ses quatre ans. Sœur Thereza le fit appeler dans son bureau. Une nouvelle petite sœur était née, c’était Mina, que sa mère venait de mettre au monde. Émerveillé devant le bébé, Alejandro jura de le protéger contre tout. Pas question qu’une maladie emporte cette petite sœur-là. Les nurses devaient le pousser hors de la pouponnière pour qu’il retourne jouer avec les autres enfants lorsque Mina dormait. Sœur Thereza avait raconté tout cela à Maman et Papa.


Quelques mois passèrent et la mère d’Alejandro revint à l’orphelinat. Elle avait discuté avec une amie qui lui conseillait de faire adopter ses enfants, pour leur offrir une chance d’avenir. Elle avait réfléchi, puis s’était laissé convaincre. Elle demanda à Sœur Thereza de lui préparer les papiers à signer. Mes parents figuraient sur la liste des familles désirant adopter une fratrie, aussi l’organisme qui gérait leur dossier fut-il contacté rapidement. La mère d’Alejandro revint et signa sans hésiter l’autorisation pour Mina. Pour son fils, elle souhaitait lui parler d’abord. La directrice voulut appeler le garçon, mais la mère manquait de temps de jour-là. Elle promit de repasser plus tard. Les mois s’écoulèrent encore et Sœur Thereza fut obligée d’annoncer à Alejandro que sa sœur risquait d’être adoptée sans lui si sa mère ne signait pas ses papiers. Du haut de ses six ans, ce garçon sensible et intelligent comprenait déjà beaucoup de choses. Elle lui expliqua en douceur, essayant de choisir les mots justes. Vivre séparé de Mina lui semblait intolérable. Il éclata en sanglots.

Sœur Thereza décida de soutenir Alejandro, elle tenterait de convaincre sa mère, même si un autre argument pesait certainement dans la balance. Il n’était pas rare que les mères se gardent un fils en réserve, jusqu’à l’âge où il puisse rapporter un peu d’argent. Quand la vieillesse survenait, un fils pourvoyait aux besoins de sa mère. La directrice comprenait ce calcul économique, les difficultés dans la favela et l’extrême pauvreté de la mère d’Alejandro qui avait alors à peine vingt ans.

Sœur Thereza espérait la faire signer le jour du départ de Mina, les parents arriveraient bientôt et chaque samedi, une mini réception fêtait la nouvelle vie des enfants, en présence de leur famille biologique et adoptive, ce rituel de passation avait son importance.

La semaine de mes parents à Santiago fut éprouvante, la mère des enfants continua d’hésiter et finalement disparut dans la nature sans avoir signé l’autorisation pour Alejandro ni faire ses adieux à Mina. Quel déchirement pour Maman de quitter l’orphelinat avec ma sœur en laissant Alejandro derrière elle. Son regard noir et blessé la suivait dans le dos comme le faisceau d’un sniper.



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10 commentaires

Rachelmcz

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Il y a un an

Encore une fois je trouve que c’est un beau chapitre et je trouve que ta manière d’aborder les choses pour une enfant est de plus en plus claire, et c’est agréable !! On comprend qu’Ombeline se trouve dans une position délicate où elle adore sa sœur mais est un peu cachée derrière elle !! Pour les explications je trouve que tu nous perds un peu ! Il y a des mots complexes des phrases assez longues et tu perds un peu le lecteur ! Le passage n’est pas non plus très dynamique !! En le réécrivant je pense que tu peux gagner en fluidité et expliquer les choses encore plus clairement ! Surtout au niveau de la temporalité ( avant que Mina naisse c’est pas très clair )

Blanche de Saint-Cyr

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Il y a un an

Ok, je vais revoir ça, merci !

SBel

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Il y a un an

Bravo pour cette histoire. C'est tellement dur d'être une femme et une mère quand on est pauvre!

Katie P

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Il y a un an

Pauvre Alejandro 😭

Horliana

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Il y a un an

je suis plutôt d'accord avec Cassy sur le récit, en dialogue cela rendrait peut-être le tout plus dynamique.

Cassy M. PUICH

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Il y a un an

Quelle vie pour ce bonhomme 😓 Malheureusement trop fréquente dans les pays précaires et tu as très bien traité le sujet. Ombline a maintenant 10 ans mais attention, parfois j'aurais donné ces explications à une jeune femme et non une pré ado. Pour ton récit afin de le rendre plus fluide, je te conseillerais d'en mettre la moitié en dialogue. De ce fait, la narration d'un adulte pourrait te permettre d'être plus cohérente en plus par la même occasion 😉

Carl K. Lawson

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Il y a un an

Petit coup de pouce pour toi débloquer ton prochain chapitre, si tu as le temps, n'hésite pas à venir passer sur mon histoire ;)

Morgane Rigan

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Il y a un an

Ton chapitre viens de me briser le coeur. On a envie de prendre ce petit garçon si courageux dans nos bras avec qui la vie a été aussi injuste. J'ai hâte que nous fassions sa rencontre et voir quel genre de jeune homme il est devenu et ce que Ombeline et lui vont bien pouvoir s'apporter l'un à l'autre. Honnêtement, j'hésitais à suivre ton histoire sur le long cours parce que ma PAL est longue, mais ce chapitre a été décisif, j'essaierai d'être la plus régulière possible dans ma lecture parce que ce début me touche énormément ^^. Très jolie découverte grâce au AUL. Moult bisous Morgane

Gwenaële Le Moignic

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Il y a un an

Quelques likes d'encouragement... N'hésite pas à faire de même avec JEUX de DAMES ;-) Merci et a+

Blanche de Saint-Cyr

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Il y a un an

Merci, j'y passerais !
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