Fyctia
L’arrivée de Mina
Je comptais les jours en dessinant des croix avec Grand-Mère sur le calendrier de la cuisine. Sept croix. Puis les parents sont revenus.
Papa portait Mina qui s’était endormie dans la voiture. Je voulais la voir de près, mais elle était emballée dans une couverture malgré la chaleur du mois d’août et Maman a refusé que je la réveille. Je ronchonnai.
— Et Alejandro ? Il dort dans l’auto, lui aussi ?
Un voile triste passa sur le visage de Maman. Engourdie par la fatigue du voyage, elle m’attira contre elle et tenta de m’expliquer. Je ne compris pas tout. Grand-mère à la rescousse me proposa de l’aider pour notre pique-nique de bienvenue.
— Laisse ta maman atterrir et va cueillir quelques fleurs pour la table.
Dans les jours qui suivirent, mes questions revinrent plusieurs fois en haut de la pile. Patiemment, Papa et Maman reprenaient toute l’histoire, en ajoutant des détails. Au bout du compte, je devins capable d’élucider la situation pour Isadora qui me harcelait chaque après-midi.
Mina et Alejandro n’étaient pas orphelins. Leur maman (très jeune et très pauvre avait précisé Papa) avait beaucoup réfléchi avant de signer les papiers pour l’adoption d’Alejandro. Finalement, elle avait refusé qu’il parte en France. J’étais triste pour Mina. Si ma mère acceptait que je parte vivre dans une autre famille, je serais effondrée morte de jalousie qu’elle garde mon frère. Jusqu’à ce que je comprenne qu’Alejandro n’était pas retourné chez sa maman. Il habitait à l’orphelinat depuis longtemps et ça risquait de durer encore.
— Peut-être que sa maison est trop petite, dit Isadora à travers la haie.
— Maman ne voulait pas m’expliquer plus, elle a dit que j’étais trop jeune. Mais Papa a ajouté qu’au Chili, les enfants pauvres sont parfois obligés de travailler. Bientôt Alejandro pourra rapporter de l’argent à sa mère.
— Il fait quoi comme travail ? Sûrement un truc affreux comme esclave à la mine.
— C’est ce que j’ai trouvé aussi, alors Maman a fait les gros sourcils à Papa, elle a dit « la discussion est close » avec sa voix de quand elle va bientôt pleurer.
Le soir même, Papa retira le deuxième lit de la chambre de Mina.
Tout le monde était fou de ma sœur, si mignonne avec ses grands yeux noirs et son nez minuscule. Pourtant à la maison, quelle poison. Elle n’obéissait à rien, refusait de porter des chaussures, quitte à les lancer à la figure de Papa. En riant, Maman prétendait qu’à deux ans, j’étais pareille, mais difficile d’y croire. Parfois, Mina s’accrochait à ma mère comme un bout de Patafix, l’agrippant de toutes ses forces et hurlant de détresse si on la déposait dans son parc. D’autres fois, à l’inverse, elle semblait terrorisée si on tentait de l’approcher. Dans ce cas, j’étais la seule qui parvenait à la calmer. Pas peu fière ! Je m’avançais doucement, un nounours à la main, je chantais une comptine de l’école et ses pleurs finissaient par s’arrêter.
Je ne pouvais pas vraiment jouer avec Mina, c’était qu’un gros bébé, mais je trouvais quand même des idées. Je construisais d’immenses tours en briques pour qu’elle s’amuse à les détruire. Nous organisions des boums dans le salon : Maman mettait de la musique, j’allais chercher Isadora qui accourait : s’incruster chez nous était son activité favorite, et toutes les quatre nous dansions comme des folles. Mina tournoyait sur elle-même jusqu’à tomber sur les fesses en riant.
D’autres fois, Isadora et moi déguisions Mina avec nos anciens costumes de princesse, nous nous maquillions, sortions toutes les poupées, les nounours, et nous nous imaginions cheffes d’un orphelinat chilien. Isadora gérait la cantine avec toute la dînette, moi l’infirmerie avec ma mallette de docteur. Mina bordait chaque pensionnaire avec les grands mouchoirs en tissu que nous avions piqués dans l’armoire de Papa.
Ma sœur sanglotait beaucoup la nuit, mes parents se relayaient pour l’apaiser. Moi je ne l’entendais pas, je ronflais comme un castor, mais ils en parlaient chaque matin au petit-déjeuner, alors un jour, j’intervins dans la conversation.
— Pourquoi Mina elle dort pas avec moi, dans ma chambre ? Peut-être qu’elle pleure parce qu’elle n’aime pas rester seule ?
Papa et Maman se regardèrent. J’étais fière de mon idée, mais ils auraient pu y penser avant.
— On va tester, dit Papa. Demain samedi y a pas d’école, alors ce soir tu t’installeras sur un matelas dans sa chambre, et on verra si elle pleure moins.
Mina passa sa première nuit sereine depuis son arrivée trois mois auparavant. Papa acheta des lits superposés pour ma chambre. Sur celui du bas, il fixa une barrière en filet pour éviter que Mina ne tombe. J’étais ravie de mon couchage en hauteur, avec son échelle pour accéder, je me croyais sur un bateau de pirates. La chambre de Mina devint une salle de jeux.
Avant de quitter le Chili, Maman avait promis quelque chose à Alejandro. Sœur Theresa, la directrice de l’orphelinat tentait de persuader sa mère de le laisser adopter. De son côté Maman gardait vivant le lien entre les deux enfants. Mina ne devait pas oublier Alejandro. Sœur Theresa avait raconté à Maman combien il s’occupait de sa sœur à l’orphelinat. Voir Mina disparaître avec des étrangers lui avait déchiré le cœur, c’est pourquoi Maman avait juré qu’il recevrait des nouvelles souvent.
Mais comment faire pour que Mina se souvienne d’Alejandro ? Régulièrement, Maman nous montrait les photos de la fête de départ de l’orphelinat sur lesquelles apparaissait un petit garçon soucieux. Il ne souriait sur aucun portrait.
— Ton frère, disait Maman, le doigt sur l’album.
Mina regardait à peine.
— À deux ans, on préfère jouer, expliquai-je à ma mère en haussant les épaules.
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