Fyctia
Champ gravitationnel
La masse humaine s'éparpille, semant la joie sur le bitume. A contrario, notre petit groupe retarde l'échéance du départ. Plus qu'une tranche de vie, ce jour est une pépite à garder précieusement dans mon cœur et ma mémoire.
— Léo, commence Maryse. Tu ne voudrais pas emmener Lola à ton concert ? Car elle a vraiment des goûts douteux, il faut y remédier !
Fière de son coup, elle me gratifie d'un clin d'œil et attend la réponse en tapant du pied. Notre musicien est plus précisément bassiste dans un groupe de rock qui enchaîne une cinquantaine de dates par an et jouit d'une jolie notoriété.
Il ne semble guère étonné par la demande de sa grand-mère. Voici un bel altruisme transmis de génération en génération.
— Je veux bien mamie ! Je joue demain soir, mais à Cabourg !
— Et quel est le problème ? le questionne-t-elle innocemment.
— C'est un peu loin, avouai-je et je dois trouver un hébergement.
— Et pourquoi ne pas partir tous ensemble dans ma maison sur la côte normande ? propose Robert.
Ils se retournent tous vers moi. J'ai envie de les suivre, mais de là à dormir chez un inconnu.
— Enfin Lola, nous ne sommes pas des kidnappeurs du troisième âge ! dites oui ! s’exclame Maryse, lisant en moi comme dans un livre ouvert.
Son regard convaincant éloigne la moindre objection de ma part.
— OK, ça marche pour moi ! cédé-je sous leurs hourras.
— Superbe nouvelle, on y va ! valide notre organisatrice en chef.
— Quand ? demande-t-on tous en chœur.
— Maintenant ! Léo, tu as toujours mes affaires de rechanges ?
— Oui et j'ai ma valise également, je devais partir ce soir !
— Et moi j'ai le double de ma garde-robe là-bas, ajoute Robert, victime de la mode des cardigans.
Je fouille dans mon coffre et trouve un kit de soirée, vestige du temps des virées nocturnes. Je mets même la main sur une brosse à dents neuve et du dentifrice. Nous faisons le plein de charcuterie, de pain, de vin à boire sans vraiment de modération et de l'eau pour notre chauffeur.
Fin prêts, nous choisissons de prendre la route avec le combi vintage de Léo. Robert inépuisable nous raconte ses trajets avec ses potes par la nationale 13. Ses yeux brillent de nostalgie. C'était la teuf !
Notre conducteur très attentif décide de changer d'itinéraire pour le plonger dans sa jeunesse. Ensuite, la joyeuse colo intergénérationnelle alterne entre les chansons paillardes, les cultes et celles assumées moyennement.
Je savoure cette complicité. Je pense soudain à mes amies. Je me prends en selfie avec la bande enjouée en arrière-plan. Je leur envoie la photo avec un petit mot : « j'aimerai que vous soyez là ». Je suis opérationnelle pour la rigolade et elles doivent le savoir afin de ne plus me voir seulement comme une malade.
Mes yeux s'attardent sur les changements de paysages et de luminosités. Mon corps heureux, mais épuisé, réclame du repos près des châteaux de la Loire. Les rires de Maryse me bercent et me font glisser vers un sommeil réparateur.
Quelques heures plus tard, Robert me réveille précautionneusement et m'installe dans une des magnifiques chambres de sa maison à colombages. Je bascule à nouveau dans le bras de Morphée, avec le doux bruit des vagues.
Le lendemain matin, après un petit déjeuner copieux, Léo me propose une ballade sur la plage.
— Les bottes de ma fille sont dans le vestibule ! crie Robert de la cuisine.
Vestibule, presque un mot d'antan pour notre génération. Il me renvoie à mes souvenirs et me projette des années en arrière, chez mes grands-parents, sur le banc qui faisait également office de coffre de rangement. À cet instant, le lien avec ma famille vient me frapper comme un élastique sur ma peau. C'est douloureux d'admettre que j'avais besoin de prendre de la distance. Même petite. Mais, je pourrais me centrer à nouveau sur eux quand j'aurai fini d'aller mieux.
A l'extérieur, les embruns fouettent mon visage, mon corps s'abreuve de ces gouttes pures et j'ai le sourire aux lèvres. Léo commence à danser les bras tendus pour accueillir les bourrasques. Il attrape ma main. Mon être vibre encore.
Mon acolyte m'entraine au bord de l'eau, mes chaussures sont caressées par le va-et-vient de la mer. Elle m'appelle.
— On va se baigner ? suggère le beau brun.
Je blêmis. Pendant un instant j'avais oublié ma carcasse. Léo s'excuse, il est donc au courant, mais il est là avec moi et n'a pas pris la fuite. Il me propose de louer une combinaison à l'école nautique. J'accepte en sachant pertinemment que ma silhouette sera criante de vérité.
Une fois vêtue, je rentre rapidement dans l'eau pour me cacher dans cette étendue. Mais je l'ai fait ! Je suis fière ! Nous nageons une cinquantaine de mètres, chaque mouvement me donne l'occasion de me réapproprier des parties de ma carcasse. Ce nom deviendrait presque affectueux !
Je me positionne sur le dos, mes petits cheveux flottent comme des électrons libres. L'eau pénètre dans mes oreilles et mon être résonne alors comme un écho dans mes tympans. Il me parle.
Mon regard s'attarde sur ma demi-poitrine. Le vide, cette masse manquante peut-elle influencer le champ gravitationnel de mon corps et de celui de l'homme qui pourrait se tenir près moi ? Un déséquilibre physique, dans tous les sens du terme, peut-il changer tout mon futur ?
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