Seb Verdier (Hooper) Mille et une voix Vendredi 07 janvier (3)

Vendredi 07 janvier (3)

La torpeur de Danaël est communicative et, en milieu d’après-midi, je sens que mes paupières s’alourdissent aussi. Heureusement, je peux faire mon travail les yeux fermés une bonne partie du temps : il me suffit d’écouter et de parler, ou plutôt de réciter des phrases toutes faites. Je connais tellement toutes les ficelles que mon esprit est capable de s’évader en parallèle. Noms des clients et leurs numéros se mêlent, s’entrelacent, tout comme j’aimerais tant m’entrelacer avec une certaine petite blonde. Mais j’ai tout gâché aujourd’hui avec elle. Quel dommage…


Pourtant je sentais que j’avais mes chances au départ. Son regard, son sourire, tout en elle semblait m’adresser des messages subliminaux. Ou alors je me fais du cinéma… Ah, son visage et sa voix commencent à doucement m’obnubiler. J’aurais tellement voulu la voir sourire aujourd’hui. J’aurais voulu qu’elle me parle de sa vie, je lui aurais alors parlé de la mienne ; nous aurions convenu d’un rendez-vous, le soir, chez moi sûrement ; nous aurions discuté, pris un verre, pris de l’audace ; puis, sous la violence de son regard, quelque chose aurait cédé en moi, en elle ; et alors, avec des éclats de voix, elle se serait abandonnée, toute une nuit ; puis elle se serait endormie, sur mon épaule…


La voix grincheuse d’une cliente mal embouchée me sort définitivement de ma rêverie. Et tout en traitant l’appel de cette abonnée geignarde, je réalise que j’éprouve pour ma petite blonde beaucoup plus qu’une simple attirance. Oui, me chuchote une toute petite voix, tout au fond de moi, c’est évident : je l’aime… tout simplement…



En fin de journée, je décide que, la semaine prochaine, après un long Week-end placé sous le signe du repos le plus absolu, j’irai voir Terry ou les gars de la hotline technique pour leur poser quelques questions et, si possible, j’essaierai d’accéder aux techniciens de l’équipe réseau pour poursuivre mon enquête. Au pire, je demanderai à Papy de pouvoir rencontrer ses contacts. Il y en aura bien un, au moins, pour m’éclairer ! Car oui, plus j’avance dans ce tunnel et moins j’y vois clair, et plus de questions surviennent.


Par exemple, il y a quelque chose que je ne comprends pas depuis le début, mais que je n’avais pas réussi à bien formuler jusqu’à présent : comment a fait ma première incarnation, la première version de moi si vous préférez, pour envoyer un message dans le passé sans en recevoir un d’une autre version future puisque ce moi-là était la première maille de la chaîne ? À quel moment, dans quelle dimension, me suis-je dit : tiens, et si je m’envoyais un message ? Il a dû y avoir une perturbation extérieure, un élément qui a tout provoqué une première fois, une sorte d’incident déclencheur.


Mais, et c’est là que mon esprit s’échoue : cette situation a certainement déjà eu lieu puisque les messages ont démarré depuis quelques jours. Donc, j’ai dû, moi aussi, vivre cet instant particulier ! Forcément ! Puisque c’est moi qui les envoie… Et ce moment spécial est forcément antérieur à tous les autres puisqu’il en constitue le point de départ…Le problème est que je ne me souviens pas d’avoir envoyé le moindre message sans en avoir préalablement reçu un du futur ! Si causes et conséquences sont chronologiquement dissociées, ma migraine ne risque pas de s’arranger !


Bon, elle se termine cette journée ?



Dix-huit heures deux, enfin, je quitte mon poste. En partant, je vois que Mounir demande, à tous ceux qui ont fini, si des volontaires veulent bien faire quelques heures supplémentaires car une tempête arrive : c’est le jour des rejets de prélèvements automatiques et il y a eu un incident à quinze heures, toute une partie des abonnés vient de voir ses lignes suspendues, à tort. Dans moins d’une heure, des paquets d’appels vont s’abattre sur le centre. Des milliers de clients furieux de ne plus pouvoir téléphoner bien qu’ils aient réglé leurs factures, vont nous submerger d’appels depuis leurs lignes fixes, nous inonder de réclamations, d’invectives et d’insultes. Mounir essaie désespérément de retenir du personnel avec sa rhétorique toute personnelle, avec sa voix de basse si décalée avec ses cinquante kilos et son mètre soixante. Ce sera l’apocalypse, nous dit-il, pensez à vos camarades qui vont rester, pensez à nos clients, pensez à l’entreprise.


J’y pense… Mais ce soir ce n’est pas possible. Ce soir, j’ai rendez-vous avec moi.


Dix-huit heures cinq, je suis dehors. Il pleut mais, malgré les gouttes qui éclaboussent mon écran tactile, je parviens à envoyer le message des numéros du loto, et avec le petit smiley aussi, en espérant que cette fois tu comprennes... Bonne chance à toi, moi du passé…


Tandis que l’orage se rapproche, je me demande quel genre de message je vais recevoir ce soir ? Quelque chose en rapport avec Blondine ? Avec son passé ? Des secrets ? Ses anciens princes charmants ? Des défauts qu’elle m’a cachés et dont je me moque bien ? Ou en rapport avec moi, avec mes espoirs et mes illusions de prochain rendez-vous ? À nous j’espère, et aux souvenirs que nous allons peut-être nous faire. À l’avenir ? Au présent surtout…


Un immense éclair vient de zébrer le ciel tout là-haut et mes yeux conservent sa trace sur ma rétine quelques secondes. Il faudra que je fasse très attention au message que je vais recevoir, et que je l’interprète correctement cette fois ! Le grondement menaçant d’un tonnerre vrombit dans le ciel.


Ça se rapproche vraiment…


Quelques secondes plus tard mon téléphone vibre. Sûrement le SMS de demain. Ah tiens… ça continue de vibrer : ce n’est pas un texto mais un appel… ! Et c’est mon propre numéro qui cherche à me joindre ! Je suis en train de m’appeler depuis le futur !!


J’ai soudainement très chaud. J’essaie de décrocher mais mon doigt mouillé glisse sur l’écran tactile sans arriver à faire prendre en compte à cette machine l’ordre que je lui donne. Je redoute de ne pouvoir décrocher à temps et mon cœur s’emballe en même temps que se déchaîne la foudre au-dessus de moi.


Je finis par y arriver, en tremblant un peu. Je colle le téléphone à mon oreille et dis « Allô ? » d’une voix chancelante. Je n’entends rien tout d’abord, puis un son aigu, violent, comme une ligne de Fax, me perce le tympan. Tout devient subitement très brillant. La dernière chose dont je me souviens est la sensation de tomber en arrière, dans le vide.


Quand je rouvre les yeux, tout est flou.


Au fur et à mesure que la mise au point se fait, je constate que je suis à mon poste de travail, en position assise, le casque sur la tête, il y a un appel en cours, et les vagues échos d’une voix féminine résonnent sourdement dans mes oreilles. Je ne perçois tout d’abord que des bribes de phrases, un ton énervé, menaçant, mais, au bout de quelques secondes, je finis par m’éveiller totalement. J’entends alors distinctement mon interlocutrice conclure son réquisitoire par une phrase terriblement familière : « Vous n’êtes que des voleurs et des menteurs ! »



* * *


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12 commentaires

MONTENOT Florence

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Il y a un an

bonjour lik😊es de soutien

Laryna

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Il y a un an

:)

Frédérique FATIER

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Il y a un an

Like de soutien

Chloézoccola

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Il y a un an

Nouveau soutien :)

Catherine Domin

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Il y a un an

ton histoire est formidable !

clara_belle

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Il y a un an

À jour ici

Balika08

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Il y a un an

A jour ;)

Jeanne Carré

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Il y a un an

😉🌸

François Lamour

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Il y a un an

Like du "Connard romantique" 😁

lea.morel

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Il y a un an

<3
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