Fyctia

Je m’aperçois que ma déception est grande. Je n’aurais pas aimé bien sûr que cette femme se retrouve dans le pétrin, mais je m’attendais à autre chose, à une chute différente. Je ne peux d’ailleurs m’empêcher de dire « c’est tout ? » alors que notre train se met à ralentir.

— Eh oui, une fois la porte refermée, je soupirais d’aise… Mais vous savez le plus drôle ?

Ah, les portes s’ouvrent, voici l’endroit où je descends. Vite, qu’est-ce qui était drôle ?

— Ma barre de céréale ! Je l’avais oubliée sur mon siège… !

Jusqu’en bas de l’immeuble et je crois même jusqu’à prendre mon premier appel, je ne cesse de me demander en quoi son histoire est si drôle que ça. OK, elle a oublié sa barre de céréale et alors ? Elle y tenait, peut-être… Ou alors elle avait faim… Ma foi ! Quoi qu’il en soit, les problèmes des autres leur appartiennent. Les miens m’attendent : les clients, Mounir, la petite blonde.

*

Pendant une bonne partie de la matinée, je réfléchis à la manière d’aborder le sujet avec Blondette. « Bonjour monsieur Pujade, en quoi consiste votre réclamation ? » Je ne peux pas lui dire que je connais son numéro de téléphone, ni l’utiliser. Elle poserait plein de questions, auxquelles il me serait bien pénible de répondre. « Oui, madame Debonelle, vous êtes à l’assistance commerciale, que puis-je faire pour vous ? » Je pourrais peut-être lui faire croire qu’à force de bosser dans la relation client, je peux désormais voir si les gens mentent ou pas. « Si je comprends bien, monsieur Bellanceux, vous n’êtes pas satisfait de nos services ? » Par exemple, en détectant des signes : un regard sur la gauche, des mains qui tremblent un peu, si on se gratte l’oreille, etc. « Puis-je vous demander en quoi nous avons déçu vos attentes, madame Farraiche ? » Eblouie par mes talents de mentaliste, elle voudra sûrement en savoir plus. Je lui demanderai alors si elle est libre ce soir et… Bon, la suite est un peu floue pour l’instant. Il faut que je peaufine le script.

Vers midi, je me débrouille pour m’installer près d’elle à la cantine. Ouf, elle est là aujourd’hui ! Mais quoi de plus normal au fond : mon double de demain avait prédit que nous nous verrions aujourd’hui, ce vendredi sept janvier.

Après avoir choisi nos plats, nous gagnons une table et nous asseyons en souriant, enfin, moi surtout je souris, avec mon meilleur sourire, le plus charmeur, enfin je crois. Et tout cela, bien sûr, sous les regards de mes camarades, un peu plus loin, qui ne sont pas dupes de mon soudain intérêt pour cette jeune fille et que je devine de plus en plus narquois. Peu importe, je me concentre sur elle à présent et je lui raconte, petit à petit, comment j’ai réussi à développer une sorte de sixième sens avec le discours non verbal.

C’est un peu lourd à mettre en place mais je finis par exposer mon thème du mentalisme. Elle est bien perplexe, je le sens, et me dit qu’une explication vaudrait mieux. Je lui propose alors une démonstration expresse, en essayant de deviner, par exemple, son numéro de téléphone. Elle soulève un sourcil de surprise, en accent circonflexe, tellement grâcieux que mon cœur prend feu, mais je me reprends in extremis : je dois éviter les réflexes malheureux et, luttant contre son charme envoûtant, je déroule mon script.

Je lui demande si son numéro démarre par zéro six ou zéro huit… Ah, tu as frémi quand j’ai dit « six », c’est donc cela. Bon, ensuite… Est-ce que le second numéro fait moins de cinquante ? Non, ne dis rien. Je remarque un léger regard vers le bas, donc c’est moins. Plus de vingt ? Non, c’est encore moins. Attends. Plus de cinq ? Ah, tu as levé les yeux au ciel, donc c’est plus. Douze ? Non… Tu as cligné deux fois des yeux. Je dirais donc « dix ». Ah, tu rougis un peu, je sens que c’est le bon.

Moins d’une minute plus tard, elle se lève (elle est désolée mais elle a du travail, elle avait oublié), me laissant, moi et ma part de flan industriel, face à une table vide, et après n’avoir « trouvé » que trois nombres. Mon petit jeu ne lui a pas plu. Du tout. Elle a vite compris que je connaissais déjà son numéro et que je faisais semblant de le découvrir. Elle n’est pas si bête au fond. Et elle doit désormais se demander comment j’ai pu obtenir son numéro…

Mince, c’est foutu.

Au fond, c’est peut-être vrai que nous ne sommes – tous – que des voleurs et des menteurs… Surtout des menteurs…

Je finis mon pauvre flan devant la télé muette, toujours branchée sur la même chaîne d’info en continue. C’est le moment de la météo. Super ! Encore de la pluie… Les résultats du tiercé de ce matin… Encore des gens que ça intéresse ? Les résultats du Méga-Millions de hier… Il fallait jouer le 06… le 10… Ma cuillère reste suspendue en l’air. Le 25... J’arrête de respirer. Le 29... non… Et le 42… Non ? Les numéros bonus étaient le 07 et le 01. Non !

Début d’après-midi maussade, passé à ruminer sur mon manque de discernement. « Assistance commerciale, bonjour, j’écoute… » Mon double avait pourtant écrit un petit smiley dans son message, cela aurait dû me mettre sur la voie mais, hier, j’ai pris ce signe pour une marque de connivence entre nous… Et le 07/01, ce n’était pas la date mais les numéros complémentaires… Quelle sombre andouille ! « Assistance commerciale, bonjour… » Mais ça n’aurait pas pu être plus clair ? Mais quelle idée aussi d’écrire cela avec une barre transversale ! Du coup, je me demande si, pour ce soir, je transmets le même message à mon moi de hier ou si je le rends plus compréhensible. « Oui, bonjour… » De toute manière, cela ne changera rien pour moi, vu que c’est passé. J’enverrai le même message, même si j’ai la conviction que mon moi de hier fera la même erreur que moi et que cette version postérieure m’engueulera demain comme je viens de le faire aujourd’hui au sujet de ma version antérieure. « Bonjour… » C’est d’ailleurs peut-être ce qui est arrivé à mon moi de demain… Ou pas ? Je n’en saurai sûrement jamais rien : un voile très obscur semble tiré sur l’avenir. « Reynaud ! On se réveille ! »