Fyctia
Jeudi 06 janvier (3)
Dessert. Café. Gégé explique que, justement, c’est là que réside la prouesse technologique. Grâce à un puissant algorithme de compression, ils en sont à plusieurs jours d’enregistrement déjà. Danaël s’insurge avec sa candeur habituelle : quel extraterrestre voudrait regarder ce qu’il s’est passé la veille ? À la limite, si on pouvait avoir à l’avance les programmes du lendemain, là, ce serait cool. Les collègues rigolent. S’ils savaient… Gérard ne s’avoue pas vaincu : il y a peut-être des gens qui ont loupé des émissions qui les intéressaient, ou qui aimeraient revoir certains reportages, ou certains épisodes d’une série, ou certains concerts filmés, ou un film dont ils n’ont vu que la moitié, s’étant endormis devant la télé, etc. Techniquement, c’est trop compliqué, ça ne marchera jamais, répond Serge. Mais non, poursuit Gérard, la preuve… Mais Danaël le coupe, juste avant que ne grince la petite sonnerie qui marque la fin de la pause pour certaines équipes : « De toute manière, y passent que des merdes à la télé ! »
Après-midi sinistre, en call-back, c'est-à-dire en rappel de tous les clients qui ont des dossiers en souffrance et qui n’arrêtent pas d’appeler et d’appeler encore, tous les jours, plusieurs fois par jour. Les rappeler de notre côté, avec un appel sortant, permet d’éviter trois appels entrants de leur part dans la journée. Et comme les appels entrants peuvent être comparés à des embouteillages routiers, on comprend vite à quel point le fait de rappeler certains abonnés qui réitèrent aussi souvent leurs appels peut contribuer à désengorger les voies entrantes.
L’ordinateur compose tout seul les numéros de téléphone, et les fiches des abonnés s’ouvrent toute seule sur nos écrans : cela nous évite de leur demander leur numéro client ou leur identifiant ou leur numéro de téléphone mobile, afin de les retrouver dans nos bases, et nous gagnons ainsi un temps précieux.
Mais le souci est que, généralement, ces gens-là ont un souci technique sur leur ligne fixe, un incident qui commence à durer – c’est pour ça qu’ils appellent et rappellent régulièrement – et ce genre de choses échappe totalement à notre contrôle… comme un peu tout dans la vie si on prend le temps d’y réfléchir cinq minutes…
En tout cas, à ces clients-là, nous n’avons donc bien souvent pas grand-chose à leur dire, « C’est en cours, madame Della Fronte… », pas trop de conseils à donner, « On s’occupe de vous, madame Lespinasse… », qu’ils devraient réfléchir, « Ne résiliez pas, monsieur Guy… », il reste encore huit jours, « C’est moi qui vous recontacte monsieur Moussa… », qu’ils peuvent préparer le café noir, « Inutile de nous rappeler, madame Clain… », les nuits blanches et même les mouchoirs, « Dès que j’ai du nouveau, je vous appelle, madame Schlosse, c’est promis ! »
Dix-huit heures deux, j’ai pris un peu de retard à cause d’un dernier rappel compliqué : un monsieur très énervé menaçait de nous dénoncer à une association de consommateurs pour la non prise en compte de son droit d’accès et de rectification aux données informatiques le concernant. Je m’en tire tant bien que mal… Plutôt mal, en l’invitant à nous écrire en recommandé (ce qu’il faut éviter de faire, les services de back office étant surchargés, mais Mounir n’était pas là pour relever la faute, occupé, en réunion, en comité de production, de projets, ou de pilotage, je ne sais plus).
Une fois dehors, j’allume vite mon portable, le déverrouille, enlève le mode avion, et rédige un SMS à mon moi d’hier. J’ai finalement décidé d’envoyer « rien pour aujourd’hui », car j’ai épuisé toutes les possibilités auxquelles j’ai pu réfléchir pendant mes maigres minutes de libre-pensée. N’ayant reçu aucun texto hier, je n’ai aucun modèle à réutiliser, j’improvise donc ce « rien pour aujourd’hui », bien que cela soit assez inutile sur le fond.
J’hésite sur le smiley à utiliser quand Danaël, qui était sorti un peu avant moi, lève subitement la voix : il est en train de s’énerver avec des collègues de la hotline technique qui fument leur cigarette dehors. Ces gars-là, selon Danaël, ne prennent pas les dossiers que nous leur transmettons, et ne recontactent donc pas nos clients qui, eux, nous rappellent, énervés, encore et encore. Et Danaël en a marre (il a utilisé une autre expression), de payer pour les autres, les autres qui devraient se bouger la même partie anatomique citée dans l’expression précédente. La discussion a un peu dégénéré et se transforme en bousculade. Un petit bonhomme – Ted, je crois, mais je ne sais pas si c’est son prénom ou un surnom – est d’ailleurs poussé contre moi et, sous le choc, je fais tomber mon portable !
Je m’affole car les gars se poussent, se repoussent, et leurs pieds tapent dans mon téléphone par terre, comme un ballon de rugby dans une mêlée ! J’essaie de le récupérer mais ce n’est pas facile au milieu de toute cette testostérone sur le point de se déchaîner. La rixe se termine heureusement très vite grâce à Mounir, sorti à son tour, et qui disperse les esprits échauffés de sa voix de Stentor (« On se calme les gars ! »), ce qui me permet de ramasser, légèrement fébrile, mon téléphone.
Ouf, il n’a rien, la coque l’a protégé. Je vois que j’ai reçu un message. Ah. Je le lirai dans un instant, car il est à présent dix-huit heures huit et j’envoie rapidement le SMS que j’avais prévu et que j’étais sur le point d’envoyer. Voilà c’est fait.
J’ouvre ensuite celui que je viens de recevoir : « 06 10 25 29 42 – 07/01 ;) ».
Ouh la ! Apparemment mon moi du futur a bien progressé avec la petite blondinette… J’ai désormais son numéro de téléphone ! Et il y a du rendez-vous dans l’air pour le sept janvier, c'est-à-dire demain…
Mais je reçois un second message juste après. Ah. C’est le mien. Je veux dire celui que j’étais en train de rédiger avant la bousculade : « rien pour aujourd’hui : ».
15 commentaires
Blanche de Saint-Cyr
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Laryna
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Jeanne Carré
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Frédérique FATIER
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Emeline Guezel
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