Fyctia
Mercredi 05 janvier (2)
J’ai fini mon sandwich. Elle a fini ses pâtes al dente à la sauce al pesto, et va attaquer son dessert lorsque, soudainement, je crois comprendre quelque chose. Non… ! Comment appelle-t-on ce dessert avec deux choux à la crème l’un sur l’autre et recouverts d’un nappage caramel ? Mais oui c’est bien ça : une religieuse. Je tente le coup et lui demande si elle aime ce genre de pâtisserie. Oui, c’est son dessert préféré, c’est pour ça qu’elle en a pris une aujourd’hui. Ah.
Je me lève pour prendre un café, dans un état légèrement second, et reviens m’asseoir en face d’elle, l’esprit soudainement alerte, car je pense avoir compris la signification du message reçu hier. Et au niveau télé, tu regardes quoi, lui demandé-je ? Des séries, dis-tu ? OK, quel genre ? Médical ? Très bien… Ta préférée ? Bien évidemment, elle adore « Urgences », une série des années 2000, assez ancienne mais c’est sa première, son coup de cœur, normal… mais elle ajoute qu’elle n’aurait pas peur de la nouveauté… et elle aime bien le docteur Ross, « puisque tu me demandes de choisir un acteur préféré, je dirais lui, mais il y a d’autres personnages… »
Mince… J’ai tout compris de travers. Si cela n’avait pas été le cas, j’aurais un peu révisé cette série, j’aurais pu lui en parler, évoquer les meilleurs épisodes, reprendre des airs (ou plutôt des phrases) de ce fameux personnage… Au lieu de cela, je m’emmêle dans une suite de références erronées à plusieurs séries qui n’ont aucun rapport les unes avec les autres. Je me rends ridicule.
Son dessert fini, elle se sauve rapidement, confuse, atterrée je pense, par mon indigence et par mon inculture télévisuelle, me laissant perplexe et solitaire avec mon café bouillant, remuant d’obscures pensées devant l’écran de télévision où défilent, toujours en silence, les catastrophes du jour : les poubelles s’accumulent dans les rues, on ne pourra bientôt plus respirer… oui, moi j’ai déjà cette impression de flotter dans un air trop lourd ; on se dirige vers une récession paraît-il, il faudra faire des efforts économiques… pas de problèmes, j’ai l’habitude de nager dans les eaux troubles ; le Moyen-Orient observe un cessez-le feu un peu partout sur les territoires en guerre… tant mieux, moins de morts, même si j’ai l’impression que la vie n’a rien de tendre non plus…
Tout le début d’après-midi, je rumine cet échec pitoyable. Ainsi, mon double du futur a donc essayé de me rencarder sur les passions de cette fille... Bon. C’est bien, mais son message aurait pu être plus clair ! Enfin, je veux dire : j’aurais pu être plus compréhensible ! Je ressens tout à coup une grande exaspération en moi, envers moi, et décide de ne rien envoyer ce soir, et tant pis pour mon moi du passé ! « Assistance commerciale, bonjour ! » De toute manière, mon double de hier fera la même erreur que moi aujourd’hui, puisque nous réfléchissons et agissons de la même manière : logique, dans les deux cas il s’agit de moi… « Oui, c’est bien l’assistance commerciale, Madame Bosquier, je viens de vous le dire ! » Quelques clients font les frais de ma mauvaise humeur, et je pense que mes collègues, à côté de moi, sentent bien que je ne suis pas dans un bon jour. Mais le sourire finit toutefois par revenir vers quinze heures, grâce à Danaël qui, depuis un bon moment, multiplie les coups de sang et qui est à présent en train de conclure un appel interminable, debout, le fil du casque tendu au maximum, en imitant une crucifixion. « Reynaud ! On n’est pas au cirque ! ». Je souris. Danaël sourit aussi. Je pense qu’il adore faire réagir Mounir, tout en restant dans les clous, dans des limites qu’il essaie de repousser un peu plus chaque jour.
Après une dernière tergiversation, je décide de m’envoyer ce soir le même message sans rien y changer, au cas où, pour ne pas briser la boucle, enfin la chaîne... On ne sait jamais… Et puis… une dernière idée a traversé mon esprit surchauffé : si mon moi de demain m’a envoyé ce message, c’est certainement parce qu’à un moment donné, j’ai dû bien me débrouiller avec la petite blonde et que j’ai dû vouloir aider mon moi à venir, partager les petites choses que j’ai dû pouvoir glaner sur la demoiselle et susceptibles de m’aider, de me faciliter les choses ? Ou alors ça s’est mal passé comme aujourd’hui et, souhaitant éviter le même naufrage, j’ai envoyé ce message pour, peut-être, aider mon moi d’hier, c'est-à-dire moi-même, là, aujourd’hui ?
Mais si mon moi d’hier a autant de difficultés à comprendre les choses que moi – et il n’y aucune raison pour que nous soyons deux versions différentes de moi-même – cela se passera tout aussi mal qu’aujourd’hui… Mais bon, que puis-je y faire ? Je pourrais changer la formulation du message mais j’ai le sentiment que si je le fais, soit cela ne marchera pas (le message ne partira pas), soit cela créera encore plus de problèmes…
Seize heures. Danaël se lève, Gérard aussi. Mais que… ? Oh j’avais oublié, on est mercredi et c’est « L’heure TNT » comme on dit entre nous. En effet, le mercredi après-midi, pendant une heure, Terry nous réunit et on discute. Terry bosse à la Formation et c’est – comment dire – une espèce de super technicien touche-à-tout, une sorte de superman des nouvelles technologies, qui possède toutes les réponses à toutes les questions techniques possibles. Bien qu’on fasse partie de l’assistance commerciale, les gens du Support pensent que cela peut nous être utile d’avoir des rudiments de connaissances techniques. Et pour s’acquitter de cette tâche, Terry était tout désigné. C’est peut-être même lui qui a eu l’idée de ces sessions hebdomadaires ? Bref… Comme son nom complet est Terence Ngoc Tran, on le surnomme TNT. Il paraît que c’est un tombeur, on raconte que plein de filles sont déjà passées dans ses bras, et on dit même que certaines superviseuses lui auraient accordé des faveurs… Mais il paraît aussi qu’il est gay, ou bi, suivant qui on écoute, et qu’il aurait de sacrés copains au Marketing, et même des hétéros qui ne seraient pas insensibles à son charme androgyne. D’autres encore disent qu’il n’est rien de tout cela, qu’il ne vaut rien sur le plan humain, et que ce Narcisse n’aime que lui au fond. Moi je pense qu’il aime surtout son travail, c’est un fou de technologies et d’informatique. Il ne vit pas comme les autres, c’est tout, mais, pour d’étranges raisons, les gens qui ne sont pas comme tout le monde, ça dérange.
— Salut à toutes, et à tous ! Je n’ai rien préparé pour aujourd’hui alors ça va être un moment d’échange libre.
Sauf erreur de ma part, c’est un peu toujours comme ça. C’est un détail mais bon…
— Est-ce qu’il y a des questions ? Par rapport à ce qu’on s’est dit la semaine dernière ?
On se regarde entre nous : qui posera la première question ? Terry, debout, souriant, heureux d’être là, nous scrute à tour de rôle, avec ses grands yeux bleus, toujours pétillants de malice.
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