Fyctia
Mercredi 05 janvier (1)
Le jour se lève, et j’ai très mal dormi. La douche, le café, m’aident à émerger d’un monde cotonneux, mais c’est l’esprit chagrin que je pars de chez moi ce matin-là, dans la lumière du soleil levant.
*
Malheureusement, la lumière du matin ne m’accompagne pas bien loin et je me retrouve assez vite sous terre, sur le quai sale et bétonné au sol, froid et carrelé aux murs, triste et éclairé au sodium par des néons mal réveillés au plafond. Le métro arrive, les portes s’ouvrent, et je pénètre dans mon train quotidien. Au même instant, mon instinct me crie de changer de wagon. Mais c’est trop tard, la sonnerie retentit et les portes se ferment.
Comme je le craignais, la femme asiatique est encore là. Mais cette fois, elle a les yeux fermés. Tant mieux, pas envie qu’elle me dévisage aujourd’hui. Je ne sais pas pourquoi mais cette femme me dérange, m’inquiète. D’autant que la petite griffure sur mon poignet ne s’est pas arrangée, et je n’ai pas envie qu’elle la fixe encore une fois et me demande si ça va.
Je constate cependant, avec un certain dépit, qu’il ne reste qu’une seule place assise aujourd’hui, à côté d’elle. Tant pis, j’y vais quand même. Je tente alors de m’asseoir en toute discrétion, sans la réveiller. Ce n’est toutefois pas facile avec les cahots. Alors que je crois pouvoir y parvenir en fin de compte, j’entends :
— Alors, ça s’arrange ?
Comprenant immédiatement que cette réplique s’adresse à moi, je murmure timidement que oui, ça va, bien que ma petite griffure soit toujours présente. Elle referme les yeux et se met à fredonner une petite mélopée que je ne connais pas, sympathique, bien qu’assez mélancolique. De temps en temps des paroles émergent de ses lèvres serrées. Je finis par distinguer « … tu ne m’aimes plus… »
Son murmure est entêtant, j’ai presque envie de l’accompagner à l’unisson. Mais elle s’arrête au moment même où j’avais envie qu’elle continue. Elle me parle alors, comme si nous nous connaissions depuis longtemps, de choses et d’autres, de considérations sur la vie en général, et la nôtre en particulier, mais je l’écoute à peine, essayant de retrouver la triste mélodie qu’elle faisait doucement vibrer dans sa gorge.
Ma station est là. Je lui dis au revoir et me sauve. Décidément, cette femme me trouble. J’ai presque hâte de retrouver mon poste, mes collègues, bref un environnement familier. Et, avec un peu de chance peut-être, la petite blonde ?
*
Dix heures quinze, je suis en salle de formation sur la nouvelle offre et sur les processus qui s’y attachent. C’est assez ennuyeux car très simple au départ (il s’agit de basculer les anciens clients fixe « single play » sur des offres « package » incluant la téléphonie fixe et la télévision par internet), mais c’est farci de procédures à respecter (pour éviter la double facturation de nos propres offres d’une part et la facturation en double avec l’opérateur historique d’autre part). Fort heureusement, par un hasard incroyable, et béni, je me retrouve juste à côté de la petite nouvelle, la jeune blonde que j’avais croisée dans l’ascenseur il y a trois jours.
Quelle chance !
Je la regarde à la dérobée. Elle est vraiment mignonne avec ses cheveux blonds et dorés, qui nuancent harmonieusement sa peau pâle et sans défaut, et qui cascadent gracieusement sur son pull noir et soyeux ; j’aimerais bien glisser mes doigts dans ces cheveux, rien qu’une fois… Ah, c’est difficile de détourner mon regard d’elle. Mais je vois aussi que ses grands yeux verts s’obscurcissent : la demoiselle serait-elle encore perdue ? Alors je l’aide un peu en lui expliquant, à mi-voix, quelques détails administratifs. Elle se penche vers moi pour mieux entendre mes chuchotements et, ce faisant, pose sa main sur le bord de ma chaise. Je pose alors la mienne sur son dossier, pour me rapprocher aussi, et nous finissons par discuter d’autres choses, toujours à voix basse, en phrases très courtes et à peine audibles. Ses cheveux chatouillent ma main avec délices et je vis un petit enfer pour ne pas céder à la tentation d’entortiller délicatement ses longues mèches fines autour de mes doigts.
Malheureusement, il n’est pas facile d’avoir une conversation suivie sous le regard d’aigle de Mounir qui traque les bavardages et qui nous a à l’œil depuis quelques minutes.
À la pause méridienne, je profite de l’occasion d’avoir été ensemble à la formation pour m’asseoir à côté d’elle à la cantine et pour poursuivre notre échange, au lieu de m’attabler comme d’habitude à côté des camarades de mon équipe. Je les vois cependant, un peu plus loin, et j’entends surtout leurs murmures, les chuchotements, les ondulations de leurs phrases ; ils parlent certainement de moi : ça tousse, ça ricane un peu, ça doit se moquer de mes tentatives de séduction qui n’ont pas dû leur échapper… C’est bien les mecs… Mais je décide de les ignorer, pour me concentrer sur cette jeune fille, tout en tirant discrètement sur le plastique qui enrobe mon club-sandwich (discrètement dans les faits, mais rageusement en pensée car, sur le moment, je trouve hallucinant de saucissonner ainsi deux pauvres tranches de pain blanc !). Tout en déchirant donc laborieusement cet immonde emballage, je déploie plusieurs sujets en parallèle pour essayer de trouver une accroche.
Hélas, je me rends assez vite compte que nous n'avons pas vraiment de points communs. Parler du boulot (les nouvelles offres, les cas cocasses que j’ai pu avoir en six ans de métier, les secrets de certains superviseurs) semble l’ennuyer : j’ai l’impression qu’elle ne m’écoute pas vraiment. Parler de recettes de cuisine (elle fait elle-même ses confitures, ses soupes, et ses pâtes fraiches), m’ennuie, moi, bien que j’essaie de ne pas le montrer. Parler du mauvais temps me rend insipide, parler du réchauffement climatique la rend difficile à suivre. J’évoque les douleurs cervicales que ces longues journées nous imposent, elle pense qu’effectivement on nous en demande beaucoup ; elle invoque l’aromathérapie, je pense que cela peut marcher si on en prend beaucoup. Non, au contraire, répond-elle.
Nous observons ensuite un moment de silence, un peu long. Je remarque que sa main traîne sur la table noire, les doigts agités, comme si elle dessinait, du bout de son index, des arabesques compliquées, une étoile, un soleil, ou des lettres qui ne veulent rien dire.
Au bout d’un moment, j’ai la tête qui éclate : entre ma quête désespérée de sujets de discussion potentiellement intéressants et mes tentatives stériles pour essayer de comprendre ce qu’elle dessine (alors que cela n’a bien sûr aucun sens : elle s’ennuie, c’est tout), j’ai l’impression de chercher le soleil au milieu de la nuit. Et, comme elle ne fait pas spécialement d’efforts de son côté (c’est en tout cas mon impression, même si je la vois hésiter, mais je me fais peut-être du cinéma), nous laissons la discussion mourir, tandis que la télé diffuse, en silence, comme un automate, les dernières informations.
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Ines.m
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Laura-Del
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