Fyctia
Mentir à sa mère, est-ce mentir ?
Malgré son sourire, je sais qu'elle enrage. Je suis sûre qu'elle s'ennuierait si je ne la taquinais pas. C'est un des rares plaisirs que m'offre la vie : agacer ma mère. Soyons honnêtes, je n'ai aucunement l'intention de changer et j'excelle en la matière.
― Qu'est-ce que tu ressembles à ton père, se lamente-t-elle.
― C'est un compliment, bien sûr.
Je sais bien que non, mais ça me plaît de la faire enrager un peu plus. Quand elle me regarde, c'est lui qu'elle voit, celui qu'elle n'appelle jamais par son nom. En général, ce sont les termes « Géniteur », « enfoiré sadique » ou celui tout aussi flatteur de « décérébré nauséabond » qui ont sa préférence. Aujourd'hui, elle se montre donc aimable. Je sais que je lui ressemble. Même silhouette, même visage. Ma mère a bien essayé de détruire toutes les photographies sur lesquelles mon père figure. Mais, j’ai réussi à en sauver quelques-unes de la poubelle. Je les ai cachées dans la boîte du jeu Bourricot ; persuadée qu’elle n’aura jamais l’idée de la sortir.
Quoique ce serait plutôt amusant de voir Maman et ses copines en train d’essayer d’accrocher de minuscules objets en plastique sur le dos de l’âne avant qu’il n’envoie tout valser. Et puis, il y a le film de ma naissance et de mes premières années. J’ai bien dû le voir un million de fois, les larmes reviennent invariablement. Des sourires, des regards débordants d’amour, des bougies sur un gâteau au chocolat, des couettes. Et mon père qui ouvre grand ses bras pour recevoir mes premiers pas. Et mon père qui fait à quatre pattes le tour de la pièce, sa petite championne assise sur son dos. Et mon père qui souffle mes bougies malgré mes cris. Mon père... et ma mère qui le retrouve dans chacun de mes gestes, dans mon humour pince-sans-rire, et mon sourire mordant, mais surtout dans mon regard. J'ai les yeux de mon père. Des yeux à température variable du bleu polaire au bleu ciel. En ce moment, je les devine orageux tant ma mère a cette capacité innée à me faire sortir de mes gonds. Ce qui est drôle, quand on y pense, c'est que mes parents se sont toujours rejeté la paternité de mon mauvais tempérament.
Du temps où il vivait encore avec nous, mon père se plaignait sans cesse de notre fichu caractère : « Vous êtes aussi têtues l'une que l'autre ! ». Ce à quoi ma mère répondait invariablement : « Qu'ai-je fait au Bon Dieu pour mériter un mari et une fille aussi ingrats ! La même mauvaise herbe. Vous mériteriez que je vous laisse. » Finalement, c'est lui qui nous a abandonnées. Estimer que ma mère ne le porte plus dans son cœur est un euphémisme. Il faut dire, pour sa défense, qu'il a pris la poudre d'escampette un beau matin, en nous laissant des dettes et un réfrigérateur vide. En rentrant du collège, c'est moi qui ai eu l'agréable surprise de trouver la lettre qu'il avait laissée à l'attention de ma mère. Comme elle n'était pas pour moi, je l'ai bien sûr lue d'un bout à l'autre. Elle était courte. « Suzanne, je te quitte. Je ne t'aime plus. Je pars vivre avec Léna. Je repasserai. » Il n'est jamais revenu, n'a jamais pris de mes nouvelles. Il a quitté nos vies sans un adieu, sans un mot pour moi. Je savais qu'on divorçait de sa femme, j'ignorais cependant qu'on pouvait tirer un trait aussi facilement sur son enfant. Pas un jour ne passe sans que mon père ne manque à ma vie. C'est le premier homme à m'avoir brisé le cœur.
Et malheureusement, ce n'est pas le seul.
Vite, je respire profondément pour chasser des souvenirs désagréables qui refont surface. Des cadeaux des fêtes de père cachés au fond de mon cartable, des cases laissées vides sur les formulaires à l'endroit où l’on se plaît à écrire le nom et la profession paternels, des photos déchirées et conservées comme des reliques. Je ne dois plus y penser sinon je vais me mettre à pleurer et quand je me mets à pleurer, il est impossible de m'arrêter. Je déglutis péniblement. Dans deux secondes, je vais m'évertuer à passer en revue mes regrets, source inépuisable du désespoir le plus absolu. Puis je terminerai par dresser la liste de tout ce qui a foiré dans ma vie cette semaine, cette année, et plus généralement, depuis le jour de ma naissance.
Vite, vite. Une échappatoire.
― Est-ce que je pourrai avoir un verre de vin ?
Quelle bonne idée ! L'alcool pour noyer mes pensées noires. J'espère que ma mère a prévu plusieurs bouteilles pour le déjeuner. Malgré une certaine réprobation, elle me sert généreusement. Je me concentre sur le liquide pourpre qui réveille mes papilles et calme mes tourments. Il me reste encore quelques pages à lire du dernier Carène Ponte, puis je pourrai entamer un Grimaldi, à moins que je n’entame le Bussi qui m’attend sagement sur ma bibliothèque. Perspective d'une délicieuse soirée d’où ma mère sera absente. Mais avant je dois survivre à ce déjeuner cauchemardesque.
― Attends, Lizzie, tu ne vas pas trouver une bonne excuse pour te défiler. Tu sais à quel point ça me ferait plaisir de rencontrer l'homme qui fait vibrer ton petit cœur. Ce serait même le plus beau cadeau d'anniversaire que tu puisses offrir à ta vieille mère sur le déclin...
― Mais comme tu le dis, c'est ton anniversaire et je crains que...
― Tu crains quoi ? Je te fais honte ?
Je la reconnais bien là, la sournoise.
Elle a sorti les violons, et s'apprête à jouer la carte sensible. Jusqu'au bout. Si elle espère m'arracher quelques larmes, elle se fourre le doigt dans l’œil. Elle ne va pas tarder à me dire qu'elle m'a élevée toute seule, qu'elle s'est sacrifiée pour que je ne manque de rien et blabla et blabla. Je connais la chanson. Elle est prête à tout.
― Qu'est-ce que tu vas encore inventer ?
Je m'étais promis de garder mon sang-froid. Cette promesse n'aura pas tenu plus de cinq minutes.
― Alors c'est quoi le problème ?
Ma mère croise les bras et attend. Son regard percute le mien.
― C'est lui le problème.
Ma mère hausse les sourcils et me toise.
― Pardon ?
― Ce n'est pas vraiment lui le problème, ce que je veux dire c'est que... Il risque de poser problème...
L'expression de ma mère passe de l'étonnement à l'effroi. Si je ne fais pas plus attention à la façon de présenter les choses, elle va faire une crise cardiaque avant que je n'aie pu achever ma phrase.
― Il n'est pas trop le genre de la maison !
― Je suis une vieille peau qui radote, mais en plus, je suis intolérante. C'est vraiment comme ça que tu me vois ? Tu sais, je n'ai rien contre les gens différents…
― Ah oui ? Tu es sûre ?
― Arrête Lizzie, à t'entendre, je suis raciste ou un truc du genre ! Moi, j'aime tout le monde.
Je me retiens de répondre. Je risquerais de tenir des propos tellement blessants et je devrais m'en excuser pendant des jours. Je tourne ma langue sept fois dans ma bouche et respire calmement. Je me souviens parfaitement de la façon dont elle a fait fuir l'amour de ma vie quand j'avais dix-huit ans, sous prétexte qu'il était trop « différent » de moi pour que ça marche. Pourquoi cela se passerait-il autrement aujourd'hui ?
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