Fyctia

La même note aigüe bourdonne dans mes oreilles tandis que je retrouve une nouvelle fois le grenier de la maison familiale.

- 17 heures, lus-je sur ma montre. Parfait !

Je règle l’alarme sur 21 heures et empreinte les marches menant au 2e étage sans chercher à éviter les grincements qui me suivent.

- Salut, Ily !, me lance Harry au détour du couloir.

Je sais qu’il s’apprête à me souhaiter un joyeux anniversaire. Je lui plaque une main sur la bouche pour l’en empêcher.

- Pas un mot de plus sinon tu vas rameuter tout l’étage ! Compris ?

- Limpide...

- Merci !

Pour la première fois, je prête attention à l’endroit d’où il vient.

- Tu sors du bureau de mon père ?

- Toi, tu te réfugies dans le grenier. Moi, ici. Ne t’inquiète pas, c’est lui qui me l’a proposé.

- Oui, c’est vrai. Il me l’avait dit, je me rappelle maintenant. Euh… Je dois y aller.

Je le laisse, perplexe, en plein milieu du couloir pour rejoindre le salon où j'ignore la dizaine de paires d’yeux qui me fixe comme un seul homme. Si c’est la dernière fois que je vois mon père avant sa mort, je dois en profiter. Même si c’est le fruit d’un souvenir altéré.

- Papa ! C’est mon anniversaire et on a une tradition à respecter alors assez travaillé !

- Vous avez entendu la reine du jour ? Il va nous falloir remettre tout ça à plus tard !

- Le suspens est insoutenable, André !, se moque un de ses collaborateurs. Dis-nous au moins qu’elle est cette découverte que tu as faite et qui va changer la face du monde !

- Plus tard ! Ce n’est pas encore tout à fait fini et je ne saurais vous présenter une œuvre non aboutie !

Il claque la porte derrière lui et me sourit, les mains sur les hanches.

- Prête pour la chasse aux poissons ?

- Tu n’imagines même pas à quel point !

- Je n’en reviens pas que tu acceptes de faire ça avec ton vieux paternel ! Je dois en profiter tant qu’il est encore temps, c’est peut-être la dernière !

- Peut-être…

Je l’observe pendant qu’il enfile ses bottes en caoutchouc, sans comprendre comment un homme aussi aimant a pu cautionner la construction d’une machine visant à asservir les humains qu’il cherchait pourtant seulement à protéger.

- On est parti !

***

- Papa…

- Oui, ma puce ?

- L’équation sur laquelle tu travailles… Ça concerne la physique quantique ?

- Comment tu…

- Je suis tombée dessus dans ton bureau, je mens.

J’ai besoin d’en avoir le cœur net. Est-ce que mon esprit savait depuis tout ce temps ?

- Je ne pensais pas que tu comprendrais ce que tu aurais sous les yeux.

- Alors c’est vrai ? Tu as trouvé un moyen de ralentir la décohérence quantique au niveau macroscopique ?

- Woh ! Tu es bien ma fille !

- Réponds.

- Tu es bien sérieuse tout d’un coup ?

- C’est parce que… Je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est une découverte trop grande pour nous.

- Au contraire. C’est le prochain stade de notre évolution. Plus aucune erreur ne sera possible. À chaque décision, toutes ses possibilités s’offriront à nous pour permettre de faire le meilleur choix possible.

- Sans erreur, il n’y a pas d’apprentissage. Ce sont elles qui font de nous des êtres humains. S'il n'y a plus de conséquences, rien n’aura d’importance.

- C’est un débat bien philosophique pour une jeune fille qui vient d’avoir 16 ans.

- Chaque génération doit faire avec les erreurs de la précédente. C’est comme ça que nous nous améliorons et que nous progressons.

- Ce sera toujours le cas.

- Tu le penses vraiment ?

- L’usage sera avant tout scientifique, Ily. Imagine le temps que nous gagnerons sur chaque calcul ! La réponse à toutes les théories inimaginables ! Pourquoi sommes-nous sur Terre ? La vie existe-t-elle ailleurs ? La conquête spatiale n’aura pas besoin d’attendre des centaines d’années pour progresser. Ce sera un énorme cadeau pour l’espèce humaine.

- Mais imaginons que le gouvernement se l’approprie ? Ou qu’on la lui vende ?

- Où serait le problème ?

- Où ?! Papa ! Une telle machine pourrait être utilisée à des fins militaires !

- Si le besoin s’en fait sentir...

- La fission nucléaire ne devait être qu’une source d’énergie avant de devenir une bombe qui a tué des milliers de personnes et dont les conséquences empoisonnent encore les sols de cette planète.

- Ne fais pas d’un cas une généralité !

- C’est la bêtise humaine qui est une généralité ! Tu ne peux pas lui faire confiance !

- On croirait entendre Sylvain !

- Je t’assure que je commence de plus en plus à comprendre son cynisme ! Une telle découverte… C’est trop.

- C’est l’avenir. Nos ennemis sont les réfractaires qui ont peur du changement. Tu es plus intelligente que ça.

Ces mots… Ces mêmes mots que Greg avait prononcés, je les avais déjà entendu dans la bouche de mon père. Un frisson me parcoure en comprenant qui est l'homme à côté de moi. J’étais une enfant à l’époque, je ne pouvais pas le réaliser.

- On devrait rentrer. Les poissons se sont enfuis depuis longtemps.

***

- Départ dans 10 minutes ! Ily, tu me prépares ma tisane, s’il te plaît ?

- Bien sûr, Papa.

Ma voix est distraite. Lointaine. Je renifle pour retenir mes larmes, sachant que, dans peu de temps, je devrais dire en revoir à mon père. Il ne peut faire partie de ma vie et du monde tel que je le connais. Ses idées le changeront invariablement. Je le sais maintenant.

- Je dois te laisser partir…

La sonnerie de ma montre retentit. C’est l’heure.

- Comment être sûr ?

Ces histoires de lignes temporelles simultanées me font douter d’être dans la bonne. Pour ce que j’en sais, je pourrais me trouver actuellement dans celle de la "Ily" dont le père n’a jamais fait de crise cardiaque. En me réveillant, tout sera comme je l’ai quitté. Un monde à la veille d’un cataclysme technologique. Ou échouer dans un autre tout aussi différent.

Je ne prête aucune attention à la voix étouffée de mon oncle Jo, qui entre dans la cuisine en époussetant son manteau.

Jusqu’à ce que des pétales roses volent dans les airs.

Je tends la main et l’un d’eux se dépose dans ma paume. Je l’observe et un froid glacial m’envahit.

- Le laurier… Chaque partie est toxique. Ses enzymes influent sur le système cardiaque.

L’alarme de la bouilloire me sort de mes pensées. Je vais la chercher et verse l’eau dans la tasse qui prend une couleur marron au contact du sachet de thé. Le pétale est juste à côté.

Si le besoin s’en fait sentir…, résonne la voix de mon père.

Étant donné que le point de dispersion est sa mort…, la suit celle d’Harry.

- Oh, non…

Je ferme les yeux, libérant mes larmes.

- Ce n'est pas une coïncidence.

Et il n’y a qu’un moyen d’être sûr de revenir chez moi.

J’attrape le pétale et le jette dans la tasse.

- Pardonne-moi…