Fyctia

Je claque la portière de ma voiture et suis envahie par le martèlement des travaux, des klaxons et des sirènes qui me prend la tête dans un étau ne faisant que se resserrer à mesure que je reste dans cet enfer.

L’immeuble Gremont & Monnier, où je travaille en tant que biochimiste, s’étend à perte de vue pour toucher le ciel. Sa façade, entièrement vitrée, renvoie les rayons du soleil et éblouit ceux qui la fixeraient trop longtemps.

À l’intérieur, tout est d’un blanc immaculé. Une verrière sur le toit baigne les cinquante étages de sa lumière. Une énorme statue en grès du cofondateur André Gremont trône au centre du hall et s’élève jusqu’aux deux tiers de la hauteur totale. Autour de lui, un espace vert s’épanouit où coule une fontaine et se déploie un majestueux laurier-rose de près de 4 m. Chaque fois que j’entre dans cet immeuble, je me sens écrasée par cette imposante figure avant que cette pointe de verdure ne me ramène sur terre.

Cette fois, cependant, c’est un groupe d’élèves en uniforme rouge d’une dizaine d’années qui attirent mon attention. Ils ne sont pas des plus discrets. Leurs bavardages résonnent dans l’immense espace. Une femme marche à reculons devant eux. Un badge se balance autour de son cou. Sûrement une guide de la société qui s’occupe d’une visite scolaire.

- André Gremont et Sylvain Monnier se sont rencontrés sur les bancs de l’université alors qu’ils n’avaient que 16 ans ! Tous deux sont des génies dans leurs domaines respectifs : la physique et l’ingénierie. Leur premier laboratoire était clandestin et situé dans la cave de la maison de famille de Gremont. Leurs travaux ont rapidement suscité un intérêt dans le domaine de la médecine et de la domotique. C’est l’association des croyances de Gremont sur le potentiel humain et des idées de Monnier, plus tournées vers les nouvelles technologies, qui leur permet de bâtir un véritable empire.

La guide désigne l’entièreté du bâtiment alors que sa voix rebondit entre ses murs et que les enfants lèvent leurs têtes impressionnées. Je continue de marcher vers la poste d’accueil, suivie par la présentation de l’employée qui arrive devant la statue.

- Malheureusement, le 17 juillet 2011 au soir, André Gremont est victime d’une crise cardiaque lors d’un week-end familial dans sa maison de campagne. Pour honorer sa mémoire, son associé et ami Sylvain Monnier s’est employé à suivre sa doctrine : "Le potentiel de l'homme est déjà en lui. La technologie ne doit que le révéler et non le remplacer". La société Gremont & Monnier, maintenant reprise par le fils de ce dernier, Greg Monnier, s’emploie depuis ce jour à élaborer des traitements contre des maladies dégénératives telles qu’Alzheimer, Parkinson ou la sclérose en plaques pour permettre à l’espèce humaine, quelle que soit son origine, sa classe ou sa condition, d’atteindre son apogée sans être dépendant des machines ou de l’intelligence artificielle. Vous avez tous vu Wall-E ? C’est finir impotent dans des sièges qu’on veut éviter !

La compréhension traverse pour la première fois le visage de ces chérubins. C’est effectivement un bon exemple de ce que mon père cherchait à éviter.

- Mademoiselle Gremont ?

Francis, l’homme chargé de l’accueil, m’interpelle alors que je reste bloquée devant son comptoir à fixer les enfants qui prennent en photo sa majestueuse représentation.

- Désolée, Francis. J’étais perdue dans mes pensées.

- J’ai du courrier pour vous !

Il utilise ses deux mains pour propulser sa chaise à roulettes jusqu’à l’autre bout du comptoir circulaire où il récupère plusieurs enveloppes avant de faire le chemin en sens inverse. Toujours en glissant sur le sol. Je souris, amusée, et le remercie en prenant mes paquets.

J’emprunte l’ascenseur pour monter jusqu’au trentième étage où débute le département de biochimie. Il en compte une quinzaine au total. Les machines que nous utilisons prennent beaucoup de place. Au grand dam du service marketing qui voudrait en récupérer une partie pour ses open space. Malheureusement pour eux, je suis la fille du boss. Ça m’octroie un droit inviolable sur mes étages idéalement situés pour suivre la course du soleil et développer ma serre.

J’enfile ma blouse et plonge pour le reste de la journée dans mes recherches sur le millepertuis, une petite plante d’un jaune lumineux dont les effets sur notre cerveau seraient sans précédent une fois les bons composants extraits.

La sonnerie de mon téléphone me fait sortir de mon microscope. L’étage est passé d’un bouillonnement agréable à un silence de plomb.

- C’est l’heure d’ouvrir ton cadeau !, s’excite Harry quand je décroche.

- Il est quelle heure ? Je n’ai pas vu le temps passer.

- L’heure de célébrer ton anniversaire ! Je t’attends.

La discussion se coupe aussi rapidement qu’elle a commencé. Je retiens l’étirement compulsif de mes lèvres.

- Qui sait ce qu’il me prépare celui-là…

Je saute de ma chaise et enlève ma blouse blanche. Une des manches s’attarde sur le plan de travail et fait tomber le courrier en équilibre qui y traîne depuis ce matin sans que je lui aie prêté attention.

- Merde…

Je m’agenouille pour le ramasser. Une enveloppe en kraft capte mon regard. Elle est adressée à Greg et le logo de la ville y figure dans un coin. Fronçant les sourcils, je l’ouvre et parcours la lettre dans un marmonnement perplexe :

- Monsieur Monnier… Sans réponse de votre part à nos mails et appels… Alertons une nouvelle fois sur les pics de consommation d'électricité de votre bâtiment depuis quelques mois… Veuillez nous contacter rapidement…

Je me relève et attrape mon portable pour composer le numéro personnel de mon ami. Sa voix grave retentit dans mon oreille après plusieurs tonalités.

- C’est Greg. Je suis occupé alors laissez un message que je n’écouterais probablement pas !

Je lève les yeux au ciel d’agacement et m’installe devant l’ordinateur pour lui envoyer un mail salé.

- Dire que ce crétin arrive à gérer une multinationale…

À peine ai-je appuyé sur entrée que la notification d’un nouveau message arrive.

- Absent pour plusieurs jours ?! C’est une blague !

Je recompose son numéro bien décidé à pourrir sa messagerie.

- Hey, crétin ! Tu pars en vacances sans me le dire ? Je viens de tomber sur un courrier de la ville à propos de pics d’électricité… Tu sais de quoi il s’agit ? Rappelle-moi rapidement ou je débarque chez toi ! J’ai la clé et tu sais que je n’hésiterais pas !

Je raccroche, exaspérée.

- À ton tour, Harry…