Sylvie Marchal Marie Chapitre 57

Chapitre 57

À l’autre bout du fil, Daniel se mord la lèvre pour ne pas interrompre son cadet. Cette visite d’Yvan chez Marthe, il ne s’y attendait pas et malgré la colère qui monte en lui, un sentiment ambivalent l’anime. Si, d’un point de vue rationnel, il estime que son jeune frère devrait faire la part des choses, ses intestins se tordent quand il entend le chagrin de celui qui réclame la présence de sa mère dans sa vie.


Pour Daniel aussi, ce vide ressemble souvent à une morsure, à une plaie qui se refuse à la guérison. Alors, il patiente, se tait, écoute.

Dans la moiteur de son petit logement breton, l’aîné de la famille tire le fil du téléphone jusqu’à son canapé en velours noir et s’y assied, une tasse de café à la main. Ses jambes sont sciées par les émotions qui l’assaillent, il ressent le besoin de s’allumer une cigarette avant de poursuivre la conversation :

– Yvan, si je peux être honnête, moi aussi, parfois, ça me manque, de ne pas pouvoir appeler ma mère pour lui raconter ma vie, mes petites anecdotes du quotidien. Évidemment que moi aussi ça me fend le cœur de ne pas avoir de nouvelles de celle qui m’a mis au monde quand c’est le jour de mon anniversaire. Mais malgré cette douleur, je ne peux pas oublier.

– Oublier quoi ? C’est quand même plutôt le vieux, le responsable de tout ça, non ?

– Je suis plus âgé que toi, j’ai peut-être des souvenirs plus précis, comme les raclées qu’on a prises durant quelques années. Il n’y a pas que le père qui cognait, la mère le faisait aussi. Mais avec le temps, ça s’est estompé, c’est sans doute pour ça que je m’en rappelle mieux que toi.

– Oui, elle nous a bien envoyé de bonnes paires de claques, mais…

– Je ne te parle pas de ça, Yvan. Je te parle de coups si violents qu’on est allés à l’école avec des bleus partout sur les bras et les jambes, et le dos en sang qui devait cicatriser. Elle, comme le vieux, avait pris l’habitude d’éviter de cogner sur le visage, pour que ça ne se voie pas trop, mais ça se savait quand même dans le voisinage. Il y a des cris qui ne laissent pas de doute sur ce qui se passe dans une maison…


C’est au tour d’Yvan de se taire, rattrapé par ces images et ces sensations physiques qu’il avait fait en sorte d’oublier. La morsure du cuir sur son dos, l’odeur métallique du sang, la peau rendue poisseuse par le liquide chaud et épais qui transpirait de sa chair… Quel âge avait-il la dernière fois ? Cinq ans ? Six ans ? L’image des gouttelettes rouges qui avaient giclé jusque sur le mur blanc de sa chambre lui reviennent en mémoire. Quelle bêtise avait-il faite ce jour-là ? Il n’en a plus aucun souvenir, seule sa douleur lui revient. Sa douleur et l’incompréhension de ce désamour.


Mis à mal par cette réminiscence, Yvan ne se sent pas capable de développer davantage le sujet, alors, s’adossant à la paroi vitrée de la cabine, il pousse un long soupir avant de pouvoir reprendre :

– Tu as raison, Daniel, ce que les filles ont vécu est terrible, or ce n’est malheureusement qu’un pan de la réalité. J’ai sans doute voulu occulter tout le reste, mais je crois que je me suis laissé berner par la mère. En même temps, c’est pas vraiment sa faute à elle, c’est la mienne ! Quelle idée j’ai eu d’aller sonner là-bas ? Franchement…

– Stop ! Arrête-ça tout de suite ! Toi, tu n’es coupable de rien, ne l’oublie jamais. Nous, on était juste des gosses ! Leurs gosses ! On ne nous a pas donné les armes pour nous en sortir. Ni amour, ni tendresse, ni éducation correcte. C’est tout le contraire. On nous a renvoyé l’image d’êtres fautifs, mauvais ou à dresser à coups de ceinture. On est juste des survivants, Yvan. Et encore, on s’en sort pas si mal, on aurait pu finir autrement. Les victimes, c’est nous, garde ça en tête, toujours. Pas eux !


Après ce cri du cœur, la voix de Daniel chevrote un peu au bout du fil. Son corps s’est affaissé, épuisé par les émotions ressenties. Un silence s’est installé, mais il est plein de respect et de pudeur pour les paroles partagées.


Après quelques secondes, Yvan reprend enfin :

– Je ne sais même pas pourquoi je me suis laissé déborder comme ça. Merci Daniel, j’ai de la chance d’avoir un frère qui ne me juge pas et qui comprend pourquoi j’ai ressenti le besoin de repartir en arrière. C’est bon, c’est réglé pour moi, dans mon cerveau. On n’en parle plus jamais, mais merci d’être là.


Après quelques échanges plus légers, les deux frères, apaisés, raccrochent en se promettant d’aller boire un verre ensemble dès le retour d’Yvan en Bretagne.

Le marin quitte sa cabine téléphonique et rentre l’esprit plus léger chez son ami Bruno. Le soleil du petit matin réchauffe son visage et l’odeur terreuse du fleuve qu’il longe lui rappelle qu’il est vivant. Dans la rue, Yvan observe une fillette qui marche sur le trottoir en souriant à sa mère, heureuse. Il en est ému.


De son côté, Daniel s’inquiète de savoir comment vont Méline et Marianne, alors, il décroche à nouveau son combiné et compose le numéro de sa sœur. Après deux sonneries à peine, sa cadette décroche :

– Ah Daniel ! Comment vas-tu ? Bien rentré chez toi ?

– Bah ! Écoute, pour moi, ça va. On crève de chaud dans mon appart, mais c’est l’inconvénient d’habiter au dernier étage ! Le soleil tape fort sur le toit et les vitres, mais c’était pas le sujet de mon appel. Je venais prendre de vos nouvelles. Je viens d’avoir Yvan, il vous embrasse ! brode Daniel, pour préserver le lien entre les membres de la fratrie.

– Mouais, tant mieux. On a tous été un peu surpris de son départ, mais on peut comprendre que rester dans sa famille autour d’un deuil, c’est difficile. Il a eu besoin de prendre l’air, je pense. Je ne lui en veux pas ! soupire Marianne.

– Et Méline ? Elle sort un peu plus de sa chambre que quand j’étais là ? Les premiers mois vont être difficiles, c’est certain, mais elle est jeune, il faut que la vie reprenne le dessus ! Elle aura besoin de retrouver de l’insouciance, le moment venu. C’est tout le mal que je lui souhaite ! poursuit Daniel.

– Il lui faudra du temps, comme à moi, on en est conscientes toutes les deux. Et heureusement, elle a ses cousins. Guillaume l’appelle au moins deux fois par semaine et Solène passe à la maison quasiment tous les jours. Incroyable comme elles sont liées, ces deux-là. J’ai pris rendez-vous pour Méline chez un psychologue, elle commence les séances lundi prochain, mais je reste persuadée que les conversations secrètes qui ont lieu dans la chambre, entre filles, lui font plus de bien que n’importe quoi d’autre. L’amour de sa famille, ce sera son meilleur remède ! explique la jeune veuve.

La conversation se poursuit avec Marianne installée dans sa salle à manger, dans la pénombre offerte par les volets mi-clos.


Si la solidarité entre Solène et Méline réjouit la famille, nul n’a perçu le froid qui s’était abattu sur leurs relations entre le jour de leur première visite chez Marthe et celui de l’accident fatal de Pascal. Par chance, il semblerait que, face à l’adversité, les rangs se soient à nouveau resserrés.

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6 commentaires

cedemro

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Il y a 2 ans

J'espère que cette conversation a éclairé l'esprit d'Yvan... Cette famille a tellement besoin d'un peu de calme après toutes ces années de malheurs.

bridget40100

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Il y a 2 ans

Les enfants sont des survivants, c'est trés vrai. En aucun cas ce sont des coupables!!! J'espère qu'ils s'en rendront compte

MALET Daniel

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Il y a 2 ans

Il y a un calme très relatif qui laisse présager tout l'inverse à venir... Votre récit reste toujours aussi captivant. Bravo pour cette tension psychologique !

meline g

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Il y a 2 ans

Soutien 🫶

User230517

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Il y a 2 ans

Le fait d'être plusieurs victimes permet de confirmer les sévices. La parole d'une seule personne peut porter à confusion. Les individus extérieurs peuvent mettre la parole d'une seule personne en question mais pas des accusations multiples.

Isabelle Barbé

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Il y a 2 ans

La dure réalité est revenue pour Yvan. La fraternité doit rester unie 🙏
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