Fyctia
Chapitre 56
Perturbé par les révélations de Marthe, Yvan se sent mal à l’aise chez Marie et Manu. À chaque fois qu’il pose les yeux sur sa sœur, des doutes l’assaillent. Certains éléments du discours de sa mère résonnent en lui et deviennent crédibles, lorsqu’il observe la famille Vito. Effectivement, l’entourage amical de Marie est plutôt maigre, car ses réactions à fleur de peau génèrent tantôt du rejet, tantôt du mépris de la part de ceux qui la connaissent peu. Manu, Marianne, les enfants, constituent le noyau dur de sa vie, mais peu de tiers résistent aux herses qui se sont construites autour d’elle, à son insu.
Les questionnements du militaire quant au passé de sa famille sont si prégnants qu’après une nuit blanche, il annonce sa décision :
– Au fait, Marie, je pensais à quelque chose, ce matin. J’avais complètement oublié que j’avais promis à un pote de régiment, qui a pris sa retraite, que j’irais le voir à Bayonne, quand je reviendrais dans le Sud-Ouest. On a partagé beaucoup, sur des terrains difficiles. Je vais passer la fin de matinée avec Marianne et Méline, ensuite je prendrai un train pour Bayonne.
– Tu avais encore trois jours à passer ici ! Je pensais que tu resterais jusqu’au bout de ta perm, mais… comme tu voudras ! répond Marie en fronçant les sourcils.
S’imaginant que la lourdeur des émotions qui entourent la mort de Pascal est le principal motif du départ de son frère, elle ne se doute pas que la parole de Marthe, une fois encore, vient d’effilocher le peu de tissu affectif qui reste dans la famille. Un peu vexée de ce qu’elle imagine être une forme d’égoïsme, elle se renfrogne, donnant ainsi un motif supplémentaire à Yvan de donner du crédit aux propos de sa mère.
La fraîcheur des adieux ne laisse rien présager de bon pour la suite des événements, pour la survivance des liens entre les frères et sœurs.
Après un café avalé chez Marianne et Méline, Yvan hisse son paquetage kaki sur son épaule gauche, embrasse avec affection la veuve et l’orpheline, puis il part sur la départementale au bord de laquelle il va faire du stop, en direction de la gare Saint Jean.
À travers la vitre sale du train, Yvan regarde défiler ces paysages qu’il connaît par cœur. D’abord le nord des Landes, avec ses immenses étendues forestières et agricoles, puis une dernière ligne droite, à peine plus urbanisée, pour rejoindre les Pyrénées-Atlantiques. En gare de Bayonne, Yvan hésite. Son mensonge a été improvisé et il n’a même pas pris le temps de téléphoner à Bruno, son camarade retraité. En longeant l’Adour, il réfléchit, s’inquiète quelque peu de l’accueil que son ami pourrait lui réserver.
Le visage de Bruno, lorsqu’il découvre Yvan au portillon de sa maison, ne laisse aucun doute sur la joie qui l’habite lors de ces retrouvailles :
« Vieux frère ! Tu m’as fait la surprise, ça ne m’étonne pas de toi, gamin ! Entre ! »
Yvan, soulagé, s’exécute et accepte volontiers la bière que son ancien collègue lui propose.
La conversation s’engage, les langues se délient et le fils Legrand, en confiance, lui avoue les véritables raisons de son départ.
Silencieux, Bruno absorbe les informations. Quand il est certain que son ami lui a tout raconté, il reprend tranquillement la parole :
– Du coup, tu es partagé entre l’idée d’avoir un père criminel, ou le fait que tes sœurs soient des mythomanes, c’est bien ça ?
– Bah, je dirais pas ça de manière aussi directe. Mais j’espère juste que si on m’a privé d’un père depuis si longtemps, c’est pas pour des mensonges ! Et pour ce qui est de la mère, ça me déroute ! Je sais que les ponts entre elle et mes sœurs sont définitivement coupés, mais je l’imagine mal me mentir à leur sujet ! Elle y gagnerait quoi ? interroge Yvan.
– Elle y gagnerait quoi ? Je sais pas, moi. De la tranquillité d’esprit, sans doute, à ne pas être liée à de sordides histoires de mœurs ? Une vengeance au prix de la réputation de ses filles ? Difficile à dire, dans les querelles de famille, chacun à sa vérité. As-tu déjà, un jour, posé la question à ton père, directement ?
Yvan, interloqué, fixe Bruno, en se demandant si sa proposition relève ou non du domaine de l’ironie. L’air sûr de lui, le plus âgé reprend :
– Appelle-le ! Ou va le voir, carrément ! Et tu seras fixé !
– Putain Bruno, arrête, déconne pas ! Je le sens pas, ton truc !
– OK, mais en même temps, personne n’a jamais entendu sa version ? Il n’y a pas eu de plainte, pas de procès, rien qui établisse que la vérité soit plus d’un côté que de l’autre !
Un peu étourdi, Yvan encaisse le coup et prend le temps de la réflexion. Après un long silence, il annonce sa décision :
– T’as raison, mec ! J’ai toujours eu un seul son de cloche ! Va savoir si j’ai été manipulé pour que les uns et les autres règlent leurs comptes ?
– Et donc ?
– Donc je vais lui demander, au père ! Après tout, je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas.
– Tu veux aller le retrouver ? Tu sais où il est ?
– Aucune idée ! Dans un premier temps, je préférerais lui envoyer une lettre, sauf que je n’ai pas son adresse. Mais je me dis qu’avec un simple minitel, j’ai peut-être mes chances !
– Y en a un au bureau de tabac, au coin de la rue. Tu veux qu’on y aille ?
Yvan s’enthousiasme, le soutien de son ami le rassure et l’encourage dans sa démarche.
Dix minutes plus tard, les deux gaillards sont plantés devant la vieille table en bois qui accueille le minitel. Contre quelques pièces de monnaie, ils lancent une recherche dans les pages blanches de l’annuaire, au nom d’Ernest Legrand, en espérant que celui qu’ils veulent retrouver puisse être l’un des abonnés.
Une quinzaine d’homonymes leur apparaît, avec adresse postale et numéro de téléphone :
– Comment je vais faire pour savoir lequel est le bon ? transpire Yvan.
– Facile ! Donne-moi sa date de naissance et je vais faire le tri ! On rentre chez moi, j’appelle chaque type qui est sur cette liste en me faisant passer pour un employé de la sécurité sociale. T’inquiète, ça va marcher !
– Mec, t’es un génie ! On fonce !
Au onzième appel, Bruno sait qu’il a ferré son poisson ! L’homme, à l’autre bout du fil, bougonne quand il comprend qu’il s’agit d’un appel administratif, mais confirme sans difficulté sa date et son lieu de naissance.
Il ne reste plus à Yvan qu’à rédiger son courrier. Pour cette lourde tâche, il refuse l’aide de son camarade et s’offre le temps d’une nuit, en écoutant David Bowie, pour griffonner, raturer, jeter ses écrits à la poubelle pour mieux les recommencer. L’enfant sans père a besoin de savoir. Il a besoin de lui dire, aussi, qui il est devenu, ce qu’il a traversé, ce qu’il traverse encore : la solitude, l’armée au quotidien, les terrains de guerre… Et cette nécessité absolue de savoir la vérité, de connaître l’histoire de sa famille. Son histoire à lui, aussi.
Au petit matin, son courrier est prêt. Au petit matin, encore incertain de sa décision, il sort et part se réfugier dans une cabine pour appeler Daniel. Il a été son guide jusqu’à présent, il saura l’être à nouveau.
6 commentaires
cedemro
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Il y a 2 ans
A.love.books
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Il y a 2 ans
meline g
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Il y a 2 ans
User230517
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Il y a 2 ans
User230517
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Il y a 2 ans