Fyctia
Chapitre 53
En progressant sur le chemin de cailloux qui la ramène chez elle, Méline fouille les recoins de son sac à dos, à la recherche de la clé de la porte d’entrée. Plus certaine de l’avoir prise ce matin, elle peste contre cette tête en l’air qui est sienne et qui lui fait commettre mille gaffes. Sans doute avait-elle l’esprit ailleurs, trop préoccupée à se demander si la visite chez Marthe prévue pour ce mercredi après-midi était une bonne idée, ou si cela risquait de la séparer de Solène.
Sa réponse, elle vient de l’obtenir. Les discours malhabiles de Marthe ont sonné creux face aux arguments de ses cousins. Si la façade est attrayante, la construction interne de sa grand-mère lui paraît bien bancale, pourvue de mille malfaçons. Les conversations d’aujourd’hui lui ont paru futiles, parfois même de mauvais goût.
La satisfaction permanente que cette femme affiche vis-à-vis d’elle-même, ses plaintes envers le monde entier, seul responsable de ses difficultés, ont suffi à la jeune fille pour se faire une opinion plus tranchée. Marthe n’a jamais eu et n’aura sans doute jamais la capacité de questionner son rôle dans le mal-être et les violences vécues par ses cinq enfants, alors autant ne pas rendre pérenne cette relation cachée.
Un bruit de pneus dans les graviers fait dresser l’oreille à Méline. Une voiture vient de quitter la route pour s’engager sur le chemin privé. Elle ne doute pas une seconde que ce soit son père, mais quand elle se retourne pour lui faire signe de la main, c’est Manu qu’elle aperçoit. Elle dégaine spontanément son plus beau sourire et lève la main pour saluer son oncle.
À sa grande surprise, celui-ci s’approche sans répondre à son signe amical.
Quand il arrive à sa hauteur, elle devine, à travers le pare-brise, que son visage est fermé. La jeune fille espère que Solène n’a pas trahi leur secret, mais le redoute malgré tout. Alors, quand Manu lui fait signe de monter, elle se prépare à affronter ses remontrances. Dès qu’elle s’installe sur le siège passager, elle ouvre la bouche pour se justifier, mais elle n’en a pas le temps :
– Méline, je ne sais pas trop comment te dire… Marie m’a appelé et elle m’a demandé de venir te chercher. Elle est à Pellegrin, avec ta mère et…
– Quoi ? Pourquoi est-ce que maman est à l’hosto ? Il lui est arrivé quelque chose ?
– Non ma belle. Marianne va bien, mais c’est ton papa qui a eu un souci. Il a eu un accident avec sa nouvelle voiture et, en ce moment, ils sont en train de l’opérer. Je n’en sais pas beaucoup plus on va aller les rejoindre.
Méline reste en apnée, bouche ouverte, incapable d’assimiler les informations que son oncle vient de lui donner. Celui-ci, conscient de l’état de choc dans lequel elle se trouve, se contente de lui serrer l’avant-bras avec force, en signe de soutien et de réconfort.
Tout le long du trajet, Manu tente de rassurer sa nièce, malgré des phrases qu’il sait stéréotypées, met en avant la qualité du CHU de Bordeaux, les compétences des médecins… Mais rien n’y fait.
En son for intérieur, une petite voix répète à la jeune fille qu’elle est responsable de cet accident. Une sorte de punition divine, une pensée magique construite à l’envers qui viendrait faire le lien entre sa visite secrète chez une grand-mère bannie de la famille et la sortie de route de son père. Elle a beau se raisonner, tenter de se convaincre que son père a dû vouloir éviter un chevreuil ou un sanglier en rentrant des courses, une inexplicable culpabilité s’empare d’elle.
Quand Manu et Méline rejoignent enfin les deux sœurs en salle d’attente, ils trouvent une Marianne prostrée, en état de choc, mutique. Dès qu’elle voit sa fille entrer dans la pièce, elle se lève malgré tout pour se diriger vers elle et l’étreindre avec force :
– Ne te fais pas trop de bile, ma chérie. Ton père est un vrai roc. Il est sonné, c’est vrai, mais il est au bloc et ils ont même mis deux chirurgiens sur son intervention, ça va aller.
– Il a quoi, papa, exactement ? demande Méline en fondant en larmes.
– Un traumatisme crânien et une hémorragie interne. Je ne sais pas encore quels organes ont été touchés, mais ça va aller, j’en suis certaine ! se rassure Marianne.
Durant plus de deux heures, le quatuor reste soudé, Manu ne s’absente que quelques instants pour aller téléphoner à Solène, rentrée à la maison en fin d’après-midi, et l’informer de l’accident de son oncle comme de leur présence au centre hospitalier.
Méline se réfugie dans les bras de sa mère puis, prenant la réalité en plein visage, craque enfin, et sanglote à en perdre sa respiration. Leur étreinte semble durer une éternité, elles ne peuvent se séparer, comme si l’éloignement de l’une provoquerait l’effondrement de l’autre.
Quand chacun se décide enfin à prendre un siège, Manu se propose pour aller chercher des cafés. La nuit arrivera bientôt et elle promet d’être longue, puisque personne ne quittera cette salle d’attente avant que l’opération de Pascal ne soit terminée.
À peine a-t-il franchi la porte que deux femmes en blouse verte pénètrent dans la grande pièce froide et impersonnelle. Elles semblent fatiguées, leur visage fermé attire immédiatement l’attention de Marie. Quand elle les voit s’approcher de leurs chaises, Marie saisit instinctivement la main de sa sœur et la serre de toutes ses forces. Elle ne s’était pas trompée, le binôme s’arrête à leur hauteur et la plus âgée des deux prend la parole :
– Mesdames, l’infirmière d’accueil du service nous a dit où vous trouver. Je suis le Docteur Antoinet, l’un des deux chirurgiens qui était au bloc ce soir. Je suis au regret de vous apporter de bien mauvaises nouvelles.
Méline laisse échapper un cri étouffé, avant de hurler à pleins poumons. Marianne, incrédule, répète :
– C’est impossible. Je vous assure que c’est impossible. Pascal va rentrer. C’est impossible…
– Nous vous présentons toutes nos condoléances, Mesdames. Nous avons vraiment fait tout ce qui était en notre pouvoir, mais l’hémorragie interne a été très violente et son cœur, malgré les nombreuses transfusions, n’y a pas résisté. Nous sommes désolées.
La terre s’ouvre sous les pieds de Méline et ceux de sa mère, sous les yeux d’une Marie désemparée et impuissante. Elle se mord la langue, consciente que les mots qui lui viennent en premier ne sont que le fruit de la dénégation de la réalité. « Mais non, attendez ! Tout ça n’est pas réel, tout va s’arranger ! ».
Or, le présent vient de basculer de manière irréversible. Rien ne s’arrangera.
Pascal est mort.
Les deux femmes en blouses vertes prennent quelques instants pour offrir d'infimes mots de réconfort à cette famille dont le bonheur vient d'être fauché en plein vol, puis l'une d'elles tend à Marie, celle qui semble rester la plus lucide, un formulaire. Un mode d’emploi, pour les jours à venir, qui indique comment appeler les pompes funèbres, demander un transfert du corps de la morgue de l’hôpital jusqu’à celle du prestataire de leur choix.
Un nouveau combat s’engage.
13 commentaires
cedemro
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Il y a 2 ans
Karen Kazcook
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Il y a 2 ans
Le vengeur masqué
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Il y a 2 ans
User230517
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Il y a 2 ans
mariecrt
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Il y a 2 ans
Hélène77
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Il y a 2 ans
Balthazar
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Il y a 2 ans
Isabelle Barbé
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Il y a 2 ans
Hanna Bekkaz
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Il y a 2 ans
Geraldinedewt
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Il y a 2 ans