Sylvie Marchal Marie Chapitre 33

Chapitre 33

Appuyé contre la fenêtre d'un compartiment désert, Daniel regarde défiler le paysage. Ce retour sur ses terres natales génère chez lui un conflit d’émotions. Partagé entre la joie de revoir ses sœurs, de découvrir Solène et Méline, les nouvelles-nées, et cette aigreur qui lui tord le ventre, il s’astreint à freiner les ardeurs de son cerveau.


L’annonce du contrôleur le tire de ses pensées ; « Saint-Pierre des Corps, dix minutes d’arrêt. Changement pour les gares de Paris Montparnasse et Bordeaux ». Le marin attrape le sac à dos kaki qu’il avait rangé dans les glissières d’acier, juste au-dessus de sa tête. Le train ralentit puis s’arrête dans la petite gare de province. Une heure à patienter, à peine. Le temps de sortir sur le parvis pour se dégourdir les jambes.


Daniel ignore qu’au même instant, le vieux est tout proche. Un croisement de vie, à l’insu des protagonistes. Orléans est à une heure et demie de route tout juste et, par la volonté du destin, Legrand a rendez-vous à Saint Pierre des corps ce jour-là. On l’y envoie en formation pour la journée et, pendant que Daniel s’allume une Marlboro, la voiture de Legrand se gare, six cents mètres plus loin. Ni l’un ni l’autre n’auront jamais connaissance de ce frôlement, mais, de manière animale, les sens du jeune homme s’éveillent. Son regard balaie les environs, sans vraiment savoir ce qu’il cherche, son ventre fourmille davantage. En écrasant sa cigarette, le marin se raisonne et attribue cette fébrilité à son retour en Gironde.


Quelques heures plus tard, Manu accueille chaleureusement à la gare ce beau-frère qu’il connaît trop peu :

– Heureux de te voir, mon gars ! J’en connais deux qui t’attendent comme le Messie ! On a hâte de te présenter les petites et Guillaume est tellement impatient ! Marie lui montre souvent ta photo et lui raconte tes aventures sur les océans. Il adore ça !

– Génial ! Je vais pouvoir lui parler des bateaux et des jolies sirènes, alors ! rit Daniel, aux anges. Et votre maison, vous y êtes bien ?

– Le paradis sur terre ! C’est modeste, mais c’est chez nous. Et depuis que Marianne a eu sa petite, on se voit presque chaque dimanche, c’est juste magique ! Tu vas découvrir tout ça !


Les retrouvailles entre les frères et sœurs sont touchantes, mélange de pudeur et d’élans spontanés d’affection. On s’assied à table, on installe Solène sur le bras gauche de son oncle, Méline sur son bras droit et Guillaume vient fièrement trôner sur les genoux de son parrain.


Pascal, curieux par nature, pose mille questions à ce beau-frère inconnu, mais dont il a tant entendu parler. L’armée, bien-sûr, mais aussi sa vie quotidienne, plus personnelle. Ils veulent rattraper le temps perdu. Les rires fusent, les phrases s’envolent en tout sens dans la pièce, les mots virevoltent, les regards s’accrochent puis se parlent en silence au milieu du brouhaha général.


En fin de soirée, Marianne et Pascal prennent congé, saisissent le couffin de Méline et promettent de revenir au plus tôt le lendemain pour partager du bon temps, encore.


Guillaume et Solène dorment depuis longtemps, Manu avale une dernière gorgée d’Armagnac avant de saluer Daniel :

– Je vais me lever tôt demain pour m’occuper des petits et laisser Marie récupérer un peu de sommeil. Je vous laisse papoter.


Le départ de Manu provoque un instant de silence, comme si le virage qu’allait prendre la conversation était évident. Pour rompre ce moment inconfortable, Daniel se lance, d’un bond :

– Tu as bonne mine, tu sais, surtout que tu as deux petits dont tu dois t’occuper, c’est vraiment chouette ! Et puis, pour te dire la vérité, je suis revenu pour vous, pour les enfants aussi, bien-sûr. Deux petites nouvelles dans la famille, c’est pas rien. Mais c’est pas uniquement pour ça. Quand Marianne m’a écrit pour m’annoncer sa grossesse, elle en a profité pour me glisser quelques mots sur toi, avec tout l’amour qu’elle te porte. Elle s’inquiétait, parce que tu étais encore en contact avec la vieille. On sait tous à quel point elle est toxique, alors c’est normal qu’on se fasse des cheveux blancs.

– Je sais. Je suis sincèrement désolée de savoir que vous vous inquiétez pour moi, mais il ne faut pas. Je la connais, je suis lucide. Son petit jeu ne m’atteint plus et maintenant, quand elle me demande de l’argent, je refuse. De toute façon, Manu ne le supporterait plus et il aurait raison. Je me débrouille simplement pour offrir un pull ou un pantalon de temps en temps aux petits, histoire qu’ils restent propres sur eux. Je les prends à dormir une nuit, quand ils le réclament. Ça ne me dérange pas et je crois que ça évite de les mettre encore plus en difficulté. Je ne t’apprends rien si je te dis que la vieille a retrouvé sa joie de vivre, même si elle parle encore souvent de Pierre, de son amour éternel pour lui. Elle va souvent danser, le samedi, avec une de ses collègues de la clinique. Je sais qu’elle drague, beaucoup. Qu’elle a de nouveaux amants, souvent. Plusieurs, en parallèle, sans qu’aucun d’entre eux ne connaisse l’existence de l’autre. Je sais aussi qu’elle choisit les hommes en fonction de leur portefeuille. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle fait la pute, mais le principe est assez semblable. Elle pleurniche et se fait offrir ce dont elle a besoin. Je le sais par Isabelle, parce qu’elle me raconte tout, même quand je n’ai pas envie de savoir. Je crois que si je la laisse me raconter tout ça, c’est un peu pour être au courant de ce que vivent les petits, mais aussi pour me rassurer, me dire que l’univers lui fera payer tout ça, un jour. On ne peut pas être « ça » et que rien ne lui tombe sur le coin de la tronche.


Daniel écoute. Il se tait, tente d’analyser ce que lui expose sa sœur, puis reprend :

– Donc, tes projets, c’est quoi ? Attendre que les petits soient autonomes, quittent le nid et envoyer bouler la vieille ?

– Sans doute. Pour Isabelle, on touche au but. Je lui ai trouvé un entretien d’embauche dans un magasin de confection. Ils cherchent une petite main pour faire les retouches, les ourlets des pantalons. C’est la semaine prochaine, alors on sera vite fixés.

– D’accord, mais pour les garçons ? Ça peut durer longtemps, ton histoire !

– Faudra voir si je peux encore faire quelque chose pour eux ou pas. Yvan file un très mauvais coton. Je me demandais si ton expérience ne lui serait pas utile, si l’armée ne pourrait pas être une bonne solution pour lui. Pour Patrick, j’ai peur que ce soit perdu d’avance. On dirait déjà un clochard. Il ne se lave pas, il a les dents abîmées, ne comprend rien… j’ai peur pour son avenir, vraiment.


Daniel, un peu assommé par ces éclairages, a du mal à conseiller sa sœur. Alors, pour se donner le temps de la réflexion, il hoche la tête et conclut:

– Situation compliquée, effectivement. On en reparle demain ?


Chacun part se coucher, Daniel s’endort, ignorant qu’au-dessus de sa tête, dans le grenier, se trouve le fusil de Manu.



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9 commentaires

meline g

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Il y a 2 ans

J'ai pas eu le temps de tout lire mais ça à l'air incrrrr ! N'hésite pas à me soutenir si le coeur t'en dit <3 ^^

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

Merci Meline ! Je vais passer voir ta story avec plaisir !

cedemro

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Il y a 2 ans

Cette simple mention du fusil vient vite gâcher le bonheur des derniers chapitres. Voilà qui est triste, mais représentatif de la vie que Marie mène jusqu'ici. Pauvres enfants. Le destin ne les gâte pas malheureusement...

sophie loizeau

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Il y a 2 ans

Et ce fusil...

sophie loizeau

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Il y a 2 ans

Super ces retrouvailles entre frère et soeurs

Karen Kazcook

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Il y a 2 ans

Quelle chute ! Vite la suite !

Duten

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Il y a 2 ans

La dernière phrase est importante : qui va se servir du fusil?

User230517

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Il y a 2 ans

Bilan peu reluisant du côté sombre de la famille. Inquiétude en ce qui concerne "le vieux fusil" (termes volontairement employés car je crois qu'il va avoir son rôle dans la partie)

Isabelle Barbé

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Il y a 2 ans

Pauvres enfants qui doivent subir un être comme Marthe 😢
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