Fyctia
Chapitre 29
Le nez au vent, Daniel se réjouit d’avoir embrassé une carrière militaire. Sur le pont, les embruns frappent son visage, lui rappellent qu’il est un aventurier, un homme libre et vivant.
Ses qualifications en mécanique lui ont été bien utiles lorsqu’il s’est présenté à Brest, pour se faire engager dans la Marine. Voilà plus de deux ans déjà qu’il écume les mers du globe, heureux d’avoir tourné le dos à son passé et de s’être construit une nouvelle famille au sein de l’armée. Cet esprit de camaraderie le nourrit, lui offre le cocon qu’il n’a jamais connu. Des expériences, des sensations, des images, viennent se ranger dans sa mémoire, presque toujours de manière positive.
Bien entendu, il garde un souvenir angoissé de cette nuit de janvier 1978 où, suite à une erreur de navigation dans des conditions météo difficiles, l’escorteur d’escadre Duperré s’échoue dans le raz de Sein. L’appareil moteur est partiellement détruit, Daniel et ses collègues luttent pour sauver le navire, mais une brèche de 35 mètres dans la coque provoque une importante voie d’eau. Les dégâts sont importants, mais les hommes sont saufs.
Durant les semaines qui ont suivi, le jeune homme fait quelques cauchemars, s’imagine attiré au fond des eaux glacées par un monstre qui a pour visage celui du vieux, orné des coquards que son fils lui a infligés au moment de la naissance de Guillaume. Chaque fois, il se réveille en sursaut, terrifié, ne discerne plus les contours de la réalité, envisage de quitter la Marine.
Mais, toujours, son amour des océans et de la liberté le convainquent de reprendre la mer.
Affecté sur un autre navire, Daniel se plaît à découvrir de nouvelles missions, à enrichir ses compétences militaires. Lorsqu’il redescend à terre, il profite parfois d’un temps privilégié avec Mimi, une jeune et jolie blonde, serveuse dans un bar où il a ses habitudes, mais il a été clair dès le départ. Hors de question pour lui de s’engager ou d’envisager de fonder une famille. Conscient des traces indélébiles que son passé lui a laissé, il souhaite rompre le cycle infernal et ne pas reproduire, même pour partie, la cruauté de son éducation.
Attristé, Daniel réalise quelquefois que, même pour son neveu, l’unique enfant dont il est proche, il ne se montre pas à la hauteur de ses propres espérances. S’il lui porte un amour sincère, il ne téléphone pas souvent à Marie pour avoir des anecdotes sur les progrès du petit garçon, savoir quels sont ses joies ou ses colères. Alors, dans ces moments de culpabilité, le marin s’astreint à aller acheter une carte postale sur laquelle il gribouille quelques mots maladroits mais sincères. C’est sa façon d’envoyer quelques pensées en Gironde , des marques d’affection pour ceux qui restent sa seule famille. En retour, ses sœurs lui envoient également quelques nouvelles, en poste restante, à Brest.
Par une belle matinée de printemps, le visage réchauffé par un soleil blanc et bas, Daniel parcourt les deux kilomètres qui le séparent du bureau dans lequel on lui remettra son courrier. Pas certain d’en avoir reçu, conscient que lui-même n’a envoyé aucune carte depuis plusieurs semaines, il se surprend à ressentir une forme d’excitation, une envie sincère de se retrouver enrobé par la douceur des mots de l’une ou l’autre de ses sœurs.
En chemin, il s’arrête au bar tabac La Villette, celui où il a ses habitudes. Le patron le reconnaît, le salue d’un mouvement de tête et lui lance un sonore :
– La même chose que d’habitude, mon capitaine ?
– Bien vu ! Un Perrier citron, chef ! Et rajoute-moi un paquet de Malboro s’il te plaît ! Dis, il n’y a pas grand-monde ce matin ! Avec ce beau temps, j’aurais juré que le troisième âge se bousculerait sur les trottoirs !
– Tu parles ! Trois rayons de soleil, ça ne va pas suffire à lancer la saison !
Ici, tout le monde est habitué à voir Daniel consommer des boissons sans alcool, mais personne ne lui pose de question. En réalité, il est abstinent depuis son recrutement dans la Marine, mais honteux, il n’avouera jamais que la période d’errance qui a suivi sa fuite de chez les Legrand a été une véritable descente aux enfers, des nuits à la rue, des ivresses dionysiaques, insensées, légères ou amères, matinales ou nocturnes. Chaque gorgée d’alcool délivrait son cerveau du mal qui le rongeait, jusqu’au jour où, incapable d’estimer les dangers qui l’entouraient, il a traversé la route sans précaution. En pleine sortie d’un virage, entre chien et loup, un camion n’a pas pu l’éviter et l’a percuté de plein fouet.
Alertés, les pompiers s’étaient empressés de prendre le blessé en charge et de le conduire à l’hôpital. Une fracture de la jambe, mais aussi des muscles écrasés, avaient nécessité une opération chirurgicale. Quatre mois de convalescence lui avaient permis de se sevrer de l’alcool et de faire un point sur sa vie. Il s’était promis, s’il retrouvait l’usage complet de sa jambe convalescente, de devenir soldat, pour être maintenu par une rigueur qu’il devinait salvatrice et pour se recréer, au travers d’une intense camaraderie, une nouvelle famille.
Deux cigarettes et quelques centaines de mètres plus tard, Daniel se retrouve face à la préposée au courrier qui, sourire aux lèvres, lui tend une enveloppe couleur lavande. Le cœur du marin s’accélère, il reconnaît ce papier bleuté, c’est celui qu’utilise Marianne pour ses correspondances.
À peine le temps de remercier la jeune femme qu’il se retrouve sur le trottoir, les mains fébriles, pressé de poser ses yeux sur les quelques lignes écrites par sa sœur, entendant presque sa voix les lui lire. Aujourd’hui, la prose est relativement courte, mais le courrier contient de quoi générer des émotions intenses :
« Mon Dan, mon grand frère que j’aime,
J’espère que tu pourras lire cette lettre sans trop de délai, je ne sais jamais très bien quand tu es en mer, ni combien de temps tu y restes. Je me suis dépêchée de t’écrire parce que je suis si heureuse que je veux que tu sois parmi les premiers à être au courant ! Pascal et moi allons avoir un enfant ! Tu dois être surpris, mais sois rassuré ! Nous sommes ravis, pressés de le tenir dans nos bras, d’autant plus que le bébé de Marie devrait naître trois mois avant le nôtre. Ça va être une sacrée aventure, de voir ces deux bouts de chou grandir ensemble ! Et Guillaume me semble un peu plus calme, j’imagine que devenir grand frère sera positif pour lui.
D’ailleurs, en parlant de frère, il me semble que Marie pourrait avoir besoin de toi. Je trouve qu’elle ressasse souvent le passé, elle cherche encore à comprendre le pourquoi du comment, la part de responsabilité de chacun. Moi, j’ai fait le choix de mettre un couvercle là-dessus, mais elle, non. Elle garde un peu de lien avec la vieille, pour Yvan, Isabelle et Patrick. Si Isabelle n’est pas loin de prendre son envol, les garçons sont difficiles. Elle s’en occupe trop.
Et si tu profitais d’une permission pour venir nous voir ?
Je t’embrasse fort,
Marianne. »
7 commentaires
cedemro
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Il y a 2 ans
Karen Kazcook
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Il y a 2 ans
User230517
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Il y a 2 ans
Hanna Bekkaz
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Il y a 2 ans
sophie loizeau
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Il y a 2 ans
Isabelle Barbé
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Il y a 2 ans
Geraldinedewt
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Il y a 2 ans