Fyctia
Chapitre 28
Le bruit d’une cavalcade dans l’escalier, puis celui des coups frappés à la porte effraie Marie. Inquiète, elle se précipite pour ouvrir à la personne qui tambourine sans répit. Un regard à travers le judas, elle aperçoit sa sœur, Marianne, échevelée et transpirante.
La porte s’est à peine entrouverte qu’elle se précipite à l’intérieur pour étreindre son aînée :
– Moi aussi, moi aussi ! Je n’en reviens pas, on va pouvoir partager ça, c’est un cadeau du ciel !
– Mais partager quoi ? Tu m’inquiètes, je ne comprends rien à ce que tu racontes ! Tu es tombée sur la tête ou quoi ?
– Mieux que ça, ma douce ! Je suis tombée enceinte ! On va avoir nos bébés presque en même temps !
Enivrées par la joie, les deux jeunes femmes s’étreignent en riant aux larmes. Le petit ventre rebondi de Marie est collé contre celui de sa sœur, encore plat, mais déjà porteur de vie et d’amour. Quelle joie incroyable à l’idée de pouvoir partager cette aventure !
– Tu imagines ? Si c’est un garçon, on te prêtera les affaires de Guillaume et si nous avons toutes les deux une fille, je préparerai le trousseau la première et, lorsque les grenouillères seront devenues trop petites, je te les donnerai ! On ira au parc promener nos enfants ensemble, on les élèvera comme des frères et sœurs !
L’enthousiasme de Marie est aussi grand que celui de sa cadette, un peu parce que ces enfants à venir ont une fonction de bébé-pansement. L’idée de réparation prévaut, même si elle vient du plus profond de leur inconscient. Guillaume, lui aussi, a été chargé de cette mission, mais les remous des premières semaines de sa vie, après les éclats de Marthe, l’ont empêché de réussir à apaiser pleinement sa mère.
– Tu sais que les travaux de construction de notre maison commencent le mois prochain ? Ce petit bureau qui figure sur le plan, j’aimerais demander à Manu de le transformer en chambre d’amis. Même si ce n’est pas très grand, ça vous permettrait, à Pascal, toi et le bébé de rester de temps en temps chez nous le week-end ! Tu imagines ?
– J’en rêve ! Même si je me doute que Pascal, casanier comme il est, ne voudra pas dormir hors de notre maison ! Il préférera sans doute faire les trente-cinq minutes de route pour rentrer chez nous, mais peu importe !
Pascal, comme Emmanuel, est un compagnon de vie doux et doté d’un heureux caractère.
Sa rencontre avec Marianne a été le fruit du hasard, au gré d’un remplacement dans le bureau de poste où travaille sa bien-aimée. Libre d’esprit, il vit avec sa belle depuis un an et cette grossesse, quelque peu imprévue, ne lui impose pas l’idée du mariage. En cela, sa compagne le rejoint. Les conventions la rebutent, elle sait que le petit jeu des apparences bourgeoises ne vaut pas grand-chose face à la réalité qui peut exister lorsque la porte d’un foyer se referme.
Ils s’aiment, ils sont heureux, ils ne rendront de compte à personne, ne singeront aucun cliché social.
Échaudée par le comportement de Marthe lors de la naissance de Guillaume, consciente des ravages que cela a causé tant chez sa sœur que chez son neveu, Marianne a coupé les ponts avec sa mère. L’absence des plus jeunes de la fratrie lui pèse, mais son choix est fait. Hors de question de ruminer le passé, de tomber dans les affres du désespoir, ou pire, des envies de vengeance.
Les blessures que Marie réussit à cacher à la face du monde restent visibles pour sa cadette, qui devine que, parfois, sa sœur malmène son mari, lui faisant payer une addition qui ne lui appartient pas. Le quotidien est rempli d’exemples qui laissent à penser que Marie ne sera jamais complètement guérie, qu’elle a toujours une piètre estime d’elle-même. Quand celle-ci répète à Marianne qu’être mère au foyer est un choix, elle ne gomme pas cette lueur triste au fond de ses grands yeux clairs, celle qui raconte la douleur de n’avoir aucune qualification, aucune confiance en soi, la honte de faire trois fautes d’orthographe à chaque ligne…
Ce qui inquiète le plus Marianne, c’est cette rancœur gardée au creux de son âme par Marie et même si les liens qu’elle garde avec Marthe sont distendus, ponctuels et centrés sur Isabelle, Yvan et Patrick, chaque rencontre lui fait l’effet d’un tison qui vient entretenir le feu d’une haine toujours présente, parfois même grandissante.
– Et quand vous aurez la maison, est-ce que n’importe qui pourra venir te rendre visite ?
– Je ne suis pas certaine de comprendre ta question. De quoi est-ce que tu me parles ?
– Tu as bien compris ! Je ne te le reproche pas, même si ça me fait du mal à moi aussi, mais ça fait trois ans, depuis la naissance de Guillaume, que l’autre, la vieille, revient dans ton paysage de temps à autre et moi je ne veux pas la croiser. Donc j’espère qu’elle ne va pas profiter de ce qu’elle prendra pour une vie de nouvelle riche, avec de la place chez toi, pour venir y faire son nid, comme une saleté de coucou, ou pour te fourguer les petits plus souvent, histoire qu’ils soient nourris gratuitement et qu’elle ait du temps pour elle. Je te rappelle que les services sociaux lui donnent encore de l’argent chaque mois pour lui, donc…
– Je sais, tu as l’impression que je me fais pigeonner. Mais c’est pas si simple… Elle n’est certainement pas une mère idéale, peut-être même pas une mère tout court, mais j’ai du mal à penser que je n’ai plus de parent du tout.
– Je le pense bien, moi, et je ne m’en porte pas plus mal.
– D’accord, alors on dira que ça me permet aussi de garder un œil sur les trois petits. Personne ne nous a aidées, ça je ne l’oublie pas. J’ai même fait, il n’y a pas si longtemps, une liste sur laquelle j’ai écrit des noms. Le vieux, bien évidemment. Mais pas seulement. J’ai recensé tous ceux qui, d'après moi, savaient et n’ont rien fait. Tiens, Pierre, pour commencer, même s’il était gentil, même s’il ne nous a jamais touchées, je suis sûre qu’il était au courant, donc il est coupable aussi, non ?
Le visage de Marianne s’assombrit. Les discours de Marie l’inquiètent, parfois. D’une part parce qu’ils signent un état dépressif, une blessure toujours ouverte sur laquelle on jette encore du sel et d’autre part, parce que ce discours énigmatique ne laisse pas vraiment transparaître les intentions de Marie. Un inventaire des coupables, des complices silencieux, à quoi cela sert-il ? À mesurer la hauteur du drame qui est le leur, à perdre foi en l’humanité ?
Ou Marie envisage-t-elle d’aller un jour demander des comptes au bourreau et à ses complices ?
Si Marianne aimerait lui poser cette question de manière directe, elle s’en empêche dès que les mots viennent poindre au bord de ses lèvres, par peur de la réponse sans doute, par peur d’être contaminée elle aussi par le même mal. Elle se retient, par envie de protéger son bébé à venir et par volonté de ne pas gâcher la deuxième grossesse de sa sœur.
Alors, Marianne se tait, sourit et caresse le ventre de sa sœur en murmurant : « Hey bébé, prends ton temps, ton cousin ou ta cousine arrive !»
10 commentaires
cedemro
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Il y a 2 ans
Karen Kazcook
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Il y a 2 ans
sophie loizeau
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Il y a 2 ans
User230517
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Il y a 2 ans
alainD
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Il y a 2 ans
jeannedlbcq
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Il y a 2 ans
mariecrt
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Il y a 2 ans
Geraldinedewt
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Il y a 2 ans