Fyctia
Chapitre 22
À la sortie du cimetière, on serre la main de Marthe, on prononce les formules d’usage et chacun rentre chez soi. En une heure de temps, la fin de la vie de Pierre a été actée, il n’est officiellement qu’une réminiscence du passé pour les quelques vivants qui l’ont connu.
Quand il ne reste plus devant la grille que Georges et Jojo, les pêcheurs de l’estuaire, la presque-veuve propose de respecter les convenances et les invite à boire un café à la maison avant de se séparer. Toujours marqués par l’émotion, les deux hommes acceptent et Georges, bienveillant, attrape le bras de Marie pour l’emmener dans son sillage. Les querelles de famille lui sont pénibles, ce gaillard au bon cœur a toujours prôné le pardon et l’empathie et espère bien qu’après un deuil si tragique, les femmes de la famille Legrand pourront se rapprocher.
Nul doute que s’il avait eu connaissance du calvaire vécu par les enfants , il aurait été leur premier défenseur, un de ceux qui auraient été capable de casser la gueule au père, de le faire déguerpir loin d’ici, mais malheureusement, Georges n’avait qu’une vision extérieure de la situation.
Toutes ces années durant, il y avait sans doute eu deux catégories de personnes dans l’environnement de cette famille ; ceux qui, intuitivement, avaient décodé le lien entre le comportement agité des enfants, leurs réactions parfois épidermiques et les frasques pas si secrètes de leurs parents, et ceux, bienheureux du quotidien, qui ne se posaient aucune question, ceux dont les antennes ne clignotaient pas lorsque les différents incidents vécus par la famille venaient s’afficher en deux lignes parfaitement parallèles.
Alors qu’elle s’apprête à rentrer chez elle, Marie hésite à quitter sa fratrie si rapidement. Quand Georges la prend par le bras, elle n’hésite qu’une fraction de seconde et suit le mouvement. Même si elle s’en défend, même si elle essaie de verrouiller son cerveau dès que ce sentiment l’atteint, la jeune femme ressent une étrange sensation à la vue de sa mère si violemment affectée. « Elle a donc des sentiments, elle aussi connaît les affres du désespoir ? Et si c’était mon jugement qui était défaillant ? C’est le vieux qui est coupable. C’est lui qui a fait de moi la personne broyée que je suis. Lui qui n’a pas reculé quand il entrait dans ma chambre, lui qui est revenu et m’a salie pour toujours, qui a sali Marianne et peut-être pire… Mais elle ? Bien-sûr elle n’a pas été une mère capable de déverser un torrent d’amour sur nous, mais elle n’est pas la seule ! Oui, elle m’a bien envoyé une gifle de temps à autres, mais comme les mères des autres gamines de l’école, certainement. »
Le cerveau endolori par ce tiraillement, Marie avance au bras du pêcheur, silencieuse, jusqu’à la maison des Legrand. On leur sert un café, puis un fond d’armagnac et les deux hommes s’en vont, laissant Marthe debout devant la fenêtre du salon, les yeux dans le vague. Son visage semble déserté de toute circulation sanguine, ses yeux ne sont habités que par une immense détresse.
– Marie, souffle-t-elle, je te le demande à nouveau, même si j’ai compris que tu étais fâchée contre moi. Laisse-moi prendre mon petit-fils dans mes bras, au moins quelques minutes, au moins ce soir. Quelles que soient les raisons pour lesquelles tu ne m’aimes pas, je te demande de m’excuser pour ce qui pourrait t’avoir manqué. Mais, s’il te plaît, j’aimerais tenir Guillaume contre moi un instant.
La jeune femme est très étonnée par la posture de sa mère qui, pour une fois, ne pleure pas, ne crie pas, ne menace pas, ne négocie pas. Elle demande, simplement. Elle supplie, presque.
– C’est difficile, ce que tu demandes ! Et Manu ne serait pas très heureux de ça non plus. Il prend soin de moi, il est devenu ma famille et n’aimerait pas que je replonge dans quelque chose qui m’a déjà fait beaucoup de mal. Et c’est encore plus valable pour son fils !
– Mais Marie! Je ne suis pas une ennemie, je suis simplement ta mère, avec ses défauts et ses qualités mais on doit se serrer les coudes, on est une famille ! Juste un câlin à Guillaume ce soir, je t’en demande pas davantage.
Depuis un mois, Marie a son permis de conduire et elle peut parfois emprunter la Renault de Manu, comme aujourd’hui pour venir aux obsèques. Elle est donc seule décisionnaire de la venue de Marthe à Libourne.
– Habille-toi, enfile un manteau et dépêche-toi, que je ne change pas d’avis. Tu viens avec moi, on reste une dizaine de minutes à l’appartement et je te ramènerai ici.
Marthe ne répond même pas, elle accélère le pas pour attraper une veste sur le porte-manteau perroquet. Rapidement, elle prévient Isabelle de son départ puis se précipite dans l’allée, devant la maison, prête à prendre place sur le siège passager.
Le trajet se passe dans un silence pesant et si aucune des deux femmes n’ose exprimer ce qu’elle ressent, Marie regrette déjà sa décision et se morigène intérieurement.
En colère contre elle-même, elle réalise qu’elle risque de faire tomber nez-à-nez Marianne et leur mère et se dit que sa petite sœur n’a pas été avertie. Cette rencontre risque de la bouleverser, de réactiver les blessures du passé et sans doute de la mettre en colère, ce qui n’était absolument pas l’objectif de Marie. En poursuivant sa réflexion, la jeune femme, espérant que Manu soit déjà rentré du travail et qu’il ait libéré Marianne de sa garde d’enfant, réalise qu’elle déclenchera de toute façon la colère de son mari. Lui qui subit au quotidien les conséquences de l’enfance de Marie, ses sautes d’humeur, ses crises d’angoisse, une sexualité bancale, comment pourrait-il accepter avec le sourire le retour de la famille Legrand dans leur vie ?
En arrivant devant l’entrée de l’appartement, Marie ose à peine sortir le jeu de clés de son sac à main, se doutant de la surprise de celui ou celle qui sera de l’autre côté de la porte. Elle prend une grande inspiration, pousse le battant et se retrouve face à son mari. Par chance, Marianne est déjà rentrée chez elle, donc le difficile face à face n’aura pas lieu.
Marthe, tête basse, visiblement un peu gênée de revoir son gendre, le salue poliment puis, apercevant, au salon, le petit Guillaume dans son transat, elle s’écarte du couple pour se diriger vers lui. Elle s’agenouille pour le voir de plus près, pouvoir caresser ses mains et lui parler.
Comme elle tourne le dos au couple, Manu en profite pour faire face à sa femme, lui lancer un regard à la fois plein de colère et d’incompréhension et lui murmure :
« Putain Marie ! Mais pourquoi tu fais cette connerie ? Pourquoi ? »
8 commentaires
bridget40100
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Il y a 2 ans
cedemro
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Il y a 2 ans
Karen Kazcook
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Il y a 2 ans
Sylvie Marchal
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Il y a 2 ans
Duten
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Il y a 2 ans
User230517
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Il y a 2 ans
mariecrt
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Il y a 2 ans
SandNémi
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Il y a 2 ans