Sylvie Marchal Marie Chapitre 23

Chapitre 23

Le portail de l’école maternelle est un lieu privilégié pour les rencontres entre jeunes mamans mais, de manière peu surprenante, Marie n’apprécie pas de se mêler aux conversations. Non pas qu’elle soit sauvage, ni qu’elle n’ait rien à dire puisqu’elle aussi aurait mille anecdotes à raconter sur son Guillaume, son petit prince de trois ans et demi.


Ce qui la complexe, c’est cette sensation d’être moins instruite que les autres et moins éduquée, surtout. La jeune femme a souvent le sentiment qu’être un ours polaire perdu au milieu du Sahara ne serait guère différent. Pourquoi se ferait-elle confiance, d’ailleurs, puisque chaque cellule de son corps, chaque neurone de son cerveau lui rappelle qu’elle est issue du caniveau ? Quand quelques mères de famille, bienveillantes ou curieuses, lui proposent un café ou une sortie au square pour le mercredi suivant, Marie s’en sort toujours par une pirouette, prétextant un rendez-vous médical ou une visite de sa famille pour pouvoir décliner l’invitation. Tel un agent secret qui aurait peur de se faire démasquer, elle fait en sorte de limiter les contacts, de parler d’elle le moins possible.


La cloche sonne, indique qu’il est l’heure pour les marmots de retrouver les jupons maternels.


Pour Marie, c’est aussi l’occasion d’un petit moment de stress. Depuis six mois qu’il est entré à l’école, Guillaume se fait remarquer, crie beaucoup et ses mains donnent plus de coups que de caresses. Consciente qu’il faut apaiser la situation, ne pas toujours renvoyer à la maison ce qui a été géré dans la classe, la maîtresse ne rapporte oralement à Marie que les faits qui lui semblent majeurs. Le visage sombre qui est le sien ce soir ne laisse rien augurer de bon :

– Madame Vito, pouvez-vous entrer une minute ?

– Je… Oui, bien-sûr. Un souci avec Guillaume ?

– Asseyez-vous. Oui, on peut dire cela, effectivement. Cet après-midi, votre fils a mordu au sang un camarade de classe. Vous me direz que ce n’est pas la première fois qu’un enfant de cet âge agit comme cela, mais ce qui m’inquiète, c’est la force avec laquelle il l’a fait. Pardonnez-moi l’expression, mais il était comme enragé, donc je me permets de vous poser la question sans détour : est-ce que tout va bien à la maison ? Votre époux et vous-même, vous vivez peut-être quelques tensions ? Cela arrive à tout le monde !


Les yeux de Marie s’embuent, elle aurait envie de hurler sa rage et son désespoir à la terre entière puisque malgré les murailles d’amour qu’elle et Manu ont érigées autour de Guillaume, une forme de violence semble vivre au fond de ses entrailles.

Rompant le silence qui devient pesant, l’institutrice ajoute :

– Pour vous expliquer le fond de mon idée, je souhaiterais que votre fils, en votre présence, rencontre la psychologue qui vient une à deux fois par mois dans notre établissement.


Uppercut dans l’estomac. Chute de tension. Tout ce que Marie fuit depuis toujours la rattrape, le bal des questions intrusives commence aujourd’hui et elle sait qu’elle n’y échappera pas.


De retour à la maison, la jeune femme pose sa détresse dans les bras de son mari, lui souffle sa douleur à l’idée d’être mise à nu par une inconnue. Elle ne parlera pas de son enfance, mais comment faire face à une experte pour dissimuler les failles qu’elle sait responsables de la façon dont Guillaume grandit ? Maladroitement, Manu rajoute un peu de plomb supplémentaire sur la chape qui étouffe déjà la jeune maman ;

« En même temps, si tu coupais définitivement les ponts avec ta mère au lieu de la laisser te manipuler quand elle en a besoin,on irait déjà tous un peu mieux... »


Lentement, la soirée se passe, lourde, pleine de silence puis, quand arrive le moment de se coucher, l’insomnie arrive. Si Manu s’effondre de sommeil, l’agitation gagne Marie. Ses pensées s’entrechoquent, le passé et le présent se mêlent des heures durant jusqu’à ce que l’épuisement rattrape la jeune femme et l’aide à sombrer.


Là, des odeurs la rattrapent, celle de l’encens diffusé par le prêtre autour du cercueil de Pierre, à laquelle se mêle celle de la vase qui recouvrait le visage du noyé dans l’estuaire. Marie se retrouve face à la sobre boîte de bois qui contient le corps et, terrorisée, entend une voix s’élever de sous le couvercle : « Coupable ! Elle est coupable! Regardez la tous ! C’est par sa faute que je suis mort ! Il faudra qu’elle paie ! »

Devenue incontrôlable, Marthe s’avance vers sa fille et lui jette avec haine : « Tu es coupable depuis que tu es née, tu iras en enfer ! Tu souffriras mille morts avant que tout cela s’arrête, crois moi sur parole ».

Marie se voit reculer jusqu’au parvis de l’église avant de s’enfuir en courant jusqu’à son appartement. Dans un état second, elle attrape sa boîte à bijoux, en sort les deux compartiments amovibles pour décoller la feutrine rouge qui recouvre le fond.


Enfin, elle se l’autorise ! L’adresse du père, celle que Manu avait récupérée grâce à ses bonnes relations avec un ami gendarme, est extirpée du sarcophage dans lequel elle dormait. Vengeresse, elle se décide enfin. Elle va affronter son bourreau, lui rendre au centuple le mal qu’il lui a fait. Elle tuera le vieux.


Prendre son courage à deux mains, se rendre sur place, ne pas hésiter. Pour plus de sécurité, il faudra l’observer discrètement, décider du moment opportun, le prendre de court. Marie a tout prévu, elle sait quelles souffrances il devra endurer. L’homme est peu courageux, elle le connaît suffisamment. N’importe quelle arme pourrait l’effrayer, alors un gros cutter fera l’affaire pour l’obliger à s’asseoir sur une chaise, sans bouger. Là, avec une corde, elle le ficellera sur son siège pour ensuite lui enfoncer un morceau de tissu dans la gorge. Pour qu’il se taise, mais aussi pour qu’il découvre cette sensation d’étouffement, la même qu’il lui a infligé dès l’âge de cinq ans, pour que ses hurlements n’ameutent pas le voisinage lorsqu’elle le saignera comme une bête. Ensuite, elle lui parlera, en restant derrière son dos, car il n’est plus question de voir ce visage qui reflète toute la médiocrité de son âme. Elle lui crachera la vérité de ce qu’il est, sa bassesse. Puis toujours derrière lui, elle tailladera ses poignets avec le cutter, comme s’il l’avait fait lui-même, pour se suicider. Il se videra lentement de son sang et quand son énergie vitale le quittera, alors, seulement, elle fera le tour de cette chaise pour capter son regard, pour voir la terreur l’habiter à son tour.


Il crèvera sous ses yeux, lentement, en conscience.


À cet instant, les pleurs de Guillaume réveillent la jeune femme et la font sursauter. Transpirante, essoufflée, la boule au ventre, elle se lève pour aller rejoindre son fils, mais avant de quitter la pièce, elle ouvre le coffre de laque noire et tâte le velours rouge au fond. Le léger renflement qu’elle perçoit la rassure.


Son secret est toujours là.

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8 commentaires

cedemro

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Il y a 2 ans

La violence de ce rêve reflète exactement la gaine que je porte à cet homme. Ce que son esprit lui suggère est certes monstrueux, mais c'est à l'image de l'homme lui a fait subir. Je ne serais pas de ceux qui condamnent Marie si elle passe à l'acte. En plus, l'idée de simuler un suicide est géniale...

sophie loizeau

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Il y a 2 ans

Purée, j ai cru qu elle partait le faire, tuer le vieux

Karen Kazcook

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Il y a 2 ans

Ah les démons de Marie qui refont surface... La pauvre, elle me fait tant de peine.

Geraldinedewt

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Il y a 2 ans

Ah l'envie de vengeance... comme je la comprends ... mais malheureusement ça ne changera pas ce qu'elle a vécu ni son mal être... vivement la suite

calou40990

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Il y a 2 ans

💬….on attend ???😳

Clarice Starling

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Il y a 2 ans

Woooouh ce stress!

SandNémi

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Il y a 2 ans

Sylvie ! Comment aller travailler après avoir lu ça ?? Attendre la suite est un supplice...

User230517

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Il y a 2 ans

Se venger. Faire payer. C'est une forme d'exutoire pour soulager des immenses souffrances. Un bien ou un mal? Qui peux le dire ?
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