Sylvie Marchal Marie Chapitre 21

Chapitre 21

Cela fait déjà deux jours que le corps de son amant a été retrouvé dans l’estuaire et que Marthe s’affaire à organiser ses obsèques. De nature indépendante, Pierre n’a pas hésité à tourner le dos au peu de famille qui lui restait après avoir reçu de vertes critiques quant à son installation chez les Legrand. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’elle pour l’accompagner vers sa dernière demeure.

Le curé est plutôt arrangeant, ne pose pas trop de questions à cette paroissienne qu’il ne voit que peu souvent et surtout il ne prononce mot sur la relation qui l’unissait au disparu.


Il y a peu de cérémonies en ce moment, cela tombe bien puisqu’une autopsie a été ordonnée par le Procureur de la République et que, par conséquent, la date des funérailles reste encore floue. Il faudra d’abord que l’institut médico-légal termine son travail. Dans le village, les mauvaises langues murmurent que les mœurs douteuses de la famille sont sans doute la cause de cette enquête, puisque d’autres noyades ont émaillé l’histoire du fleuve depuis quelques décennies.


La mort par accident est l’hypothèse retenue, alors, au matin du troisième jour, Marthe reçoit le coup de téléphone libérateur :

– Madame Legrand ? On nous a dit que vous étiez en charge de l’organisation des obsèques du monsieur de l’estuaire, c’est bien ça ?

– Pierre. Il s’appelle Pierre. Quand pourrons nous récupérer son corps ?

– Justement, Madame, c’est l’objet de mon appel. C’est pour aujourd’hui, il suffit de me dire à quel endroit vous voulez que nous le ramenions et ce sera fait.


Le cœur de Marthe implose une fois encore. Son Pierre n’a déjà plus de nom, il est « le noyé de l’estuaire », pour cet employé de l’institut médico-légal. La douleur la déchire, elle a déjà tant pleuré qu’elle n’a plus de larmes, les dernières ont roulé sur ses joues en même temps que le désespoir l’engloutissait toute entière. L’armure qui était sienne s’est fendue de part en part, la dureté qui était depuis son enfance son meilleur rempart face aux imprévus de la vie, tout lui fait défaut désormais.


Happée par le triste engrenage, Marthe court des bureaux de l’état-civil à la boutique du fleuriste en passant par l’église pour tenter que le dernier hommage rendu à Pierre soit à la hauteur de ce qu’avait été sa gentillesse.

Ses retours à la maison ne se font qu’en coup de vent, Isabelle a pris le relais, surveille les garçons, prépare les repas et vérifie l’horaire du coucher. La veille des obsèques, épuisée tant nerveusement que physiquement, la jeune fille profite de l’absence de sa mère pour décrocher le téléphone et appeler Marie :

– Coucou grande sœur !

– Isa ! Je suis heureuse de t’entendre, j’espère que tu ne m’en as pas voulu la dernière fois, je suis partie rapidement parce que je n’avais pas envie pas faire attendre Manu dans la voiture.

– Il n’était pas encore arrivé quand tu es sortie et je peux deviner ce que tu as ressenti, pourquoi tu étais pressée, tu sais !

Marie est surprise par la maturité et la finesse dont fait preuve sa petite sœur, bien au-delà de ce qu’elle percevait  !

– Si tu le dis, Isabelle, je te crois. Mais peu importe, dis-moi surtout comment tu vas et donne-moi aussi des nouvelles des garçons !

– C’est dur, tu sais, depuis qu’on a appris la mort de Pierre ! Maman n’est quasiment jamais à la maison, elle n’a pas le choix ! Elle est toute seule pour s’occuper de tout ! Le cercueil, la messe, les papiers… ça fait beaucoup ! Alors je fais la cuisine et j’ai même fait quelques courses, maman m’a laissé le billet de cinquante francs que tu avais donné pour nous.


Marie intègre lentement la fin de la phrase de sa sœur « le billet de cinquante francs que tu avais donné pour nous ». Marthe avait-elle réellement présenté les choses ainsi à Isabelle, mettant enfin quelqu’un d’autre qu’elle au premier plan, rééquilibrant les rôles ? Perturbée, la jeune femme enchaîne :

– Et quelles sont les prochaines étapes ? Tu connais la date et le lieu de l’enterrement ?

– C’est pour ça que je t’appelle, justement. Ce sera demain, à quinze heures, à l’église Saint-Romain. Je me doute que tu n’as pas envie de venir mais j’aurais aimé que tu sois à côté de moi. J’ai jamais mis les pieds à un enterrement, tu sais, et ça me fait peur.

Marie n’a pas le cœur de s’opposer à cette requête, comment pourrait-elle s’autoriser à faire passer ses propres émotions avant celles d’une adolescente ?

– Ma belle, je serai là, promis, je te tiendrai la main. Je vais essayer de convaincre Manu de m’accompagner, il faut qu’il puisse s’arranger avec son travail. Marianne m’a déjà annoncé que c’était au-dessus de ses forces. Elle gardera Guillaume, je pense.


En raccrochant, Marie pressent déjà que sa réponse est une erreur, un choix trop rapide face à un flot d’affects, mais elle ne renoncera pas à sa parole. Ses intestins se tordent, comme à chaque fois que sa famille se rapproche d’elle, comme lorsque le souvenir de l’odeur de la maison de Blaye semble à nouveau envahir ses narines.


La nausée la prend, encore. Marie prie pour que cette sensation s’arrête, car depuis que le père lui a donné cette monstrueuse sensation d’étouffement, obstruant sa bouche et son larynx avec son sexe, elle a le sentiment de mourir quand sa gorge se remplit de liquide. Elle devient incapable de retrouver sa respiration, ne gère plus ses mouvements de déglutition, perd pied. Avec empressement, elle fouille l’armoire à pharmacie et avale le comprimé antiémétique qui la soulage souvent.


Après avoir encaissé les reproches de Manu, après une nuit blanche, Marie confie son fils à Marianne et enfile son manteau noir pour se rendre seule à l’église.


Sur le parvis de l’édifice, Marie reste à l’écart, regarde le fourgon des pompes funèbres se garer et les portes arrières s’ouvrir. Lentement, avec mille précautions, le cercueil de Pierre entre dans l’église, suivi d’un cortège constitué d’une trentaine de personnes. Quelques voisins, d’anciens collègues, des amies de Marthe sont venus soutenir la famille. Pour une fois, Marthe est toute en sobriété et c’est sans doute la première fois que ses enfants la voient sans bijoux ni maquillage. Son visage semble avoir pris dix ans, son regard est vidé de cette dureté qui l’habite depuis si longtemps.

Marie tient parole, sa main ne quitte pas celle de sa sœur durant toute la cérémonie. De l’autre côté du banc, Marthe n’a pas un regard pour les enfants, son dos se voûte au fil des prières et ses mains se nouent.


Après que le petit groupe ait suivi Pierre jusqu’au cimetière, que la lourde plaque de marbre ait été replacée, chacun se dirige vers la sortie. Marie embrasse Isabelle, Patrick puis Yvan quand Marthe l’interpelle d’une voix fatiguée :

« Marie, j’aimerais voir mon petit-fils, ce soir. S’il te plaît ».



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9 commentaires

cedemro

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Il y a 2 ans

Marie pliera-t-elle à cette requête ? Mon côté rancunier espère que non je dois avouer...

sophie loizeau

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Il y a 2 ans

J allais dire que peut être enfin Marthe allait avoir un soupçon d humanité mais je n en suis pas sûre

jean-yvesD

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Il y a 2 ans

Comment marie va sortir des griffes de Marthe ?

SandNémi

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Il y a 2 ans

Bravo pour avoir injecté cette fêlure, cette toute petite touche d'humanité dans le personnage de Marthe. Elle a beau être abjecte et responsable de nos envies de meurtre envers elle, les "méchants" ne sont jamais noirs à 100%, ce serait trop facile !

calou40990

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Il y a 2 ans

Trop mignonne Sandemi…je ne crois absolument pas à un brin d’humanité de cette mère 😬

Karen Kazcook

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Il y a 2 ans

Elle a le don pour profiter de la moindre occasion la Marthe... Hâte de la suite !

User230517

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Il y a 2 ans

Égoïsme quant à la douleur que peuvent ressentir les enfants. Retour du pathos pour ordonner un souhait. Il ne faut jamais céder face à un pervers par procuration. D'un doigt que l'on donne on vous exige le bras

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

C’est dit avec beaucoup de justesse !
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